lundi 22 mars 2010

CHAPITRE XXVII

1961-1962 Classe de seconde




Les temps changent… Le grenier est maintenant aménagé en douze petites chambres individuelles réparties de chaque côté d'un couloir central. Nous, les anciennes, les découvrons avec bonheur. C'est génial! Mme Ste Claire est ravie devant tant d'enthousiasme, sa chambre est la première à droite, côté cour. Chacune dispose d'un lavabo avec eau chaude, eau froide, d'une table de travail devant la fenêtre, et d'une petite armoire. Tout au fond de ce dortoir, se trouvent les toilettes et les douches. Les portes munies d'une vitre opaque permettent de contrôler l'extinction des lumières; ma chambre est la cinquième à gauche, j'ai vue sur les grands arbres, et je devine le cimetière sur la route de Brasménil. Nous n'avons pas de clé, évidemment, Mme Ste Claire peut frapper à tout instant. Les cloisons en bois sont minces, je ne tarde pas à repérer qu'à travers les interstices, on peut glisser des messages. Une sobre décoration personnelle nous est permise.
Ce qui ne change pas c'est l'angélus à 7h du matin. Je maudis toujours autant ce lever matinal, surtout l'hiver. Cependant une ou deux fois par semaine, la messe est désormais facultative et nous pouvons faire la grasse matinée jusqu'à sept heures et demi. C'est énorme. Mais, bien que facultative, une bonne chrétienne va à la messe de bon cœur, n'est-ce pas?

Et cette messe est toujours aussi ennuyeuse. Nous sommes les plus grandes du pensionnat et maintenant au dernier rang. Dans notre dos, les prie-dieu des religieuses. Marie-France a apporté en douce un livre de lecture en guise de missel. Elle me le montre en souriant, je suis subjuguée! Comment n'y ai-je pas pensé plus tôt ? Je jette un regard en biais pour en parcourir des extraits. Je suis conquise. Peu après, sa lecture terminée, Marie-France me prête son livre, elle est déjà plongée dans une autre oeuvre. Génial, je ne vois plus le temps passer. C'est "Vie des martyrs" de Georges Duhamel. Je suis passionnée, émue: des souvenirs d'une guerre cruelle, celle de 14-18, j'en oublie de me lever à l'évangile, de m'incliner à l'élévation, je fais tout avec quelques secondes de retard…le nez dans mon bouquin. Je ne tarde pas à être convoquée chez Mme Ste Colette qui, à ma grande stupeur, tient nos livres dans les mains. Son reproche est parfaitement naturel, ma foi, mais le plus surprenant c'est qu'elle ajoute que ce livre est à l'index! Et m'explique ce qu'est l'index; et là je ne comprends pas, et encore maintenant je ne comprends toujours pas. Peut-être ai-je mal entendu, ou ma mémoire me trompe: le souvenir d'une œuvre pleine d'humanité…lecture inachevée! Peut-être G. Duhamel ne voyait-il pas la présence de Dieu dans cette boucherie ? Je ne sais pas…. Marie-France n'a pas échappé à l'interpellation, tous nos bancs de chapelle ont été inspectés.

Un autre jour je suis encore convoquée chez la supérieure, elle tient à la main une lettre de Béatrice qui m'écrit depuis peu directement à Callenelle. Dans sa lettre, elle cite Gilles, son frère, Jérôme et Patrice, nos cousins avec lesquels nous avions monté un spectacle à Dompierre. Patrice avait joué "Mermoz"… Qu'il était beau avec son bonnet de bain en guise de casque et ses lunettes de soleil. Que font ces prénoms masculins dans des lettres de jeunes filles de bonne famille? Expliquez-vous!"…..

En seconde, les choses sérieuses commencent, nous savons que nos résultats seront inscrits sur un livret scolaire présenté l'année prochaine au baccalauréat. Il est sous mes yeux, ce livret, annoté des appréciations manuscrites de chaque professeur. L'objectif est sans cesse rappelé, il s'agit de décrocher cet examen. Et nous mettons les bouchées doubles.

Nous sommes dix élèves inscrites, toutes motivées. Karin suit des cours par correspondance en allemand. Marie-Odile étudie le russe, Claude Reyer le grec, nous l'italien et c'est Mme Ste Claire qui jongle avec ses trois matières.
Et en latin…Mais parlons-en du latin! Mme Ste Claire se fait seconder par un vieux prêtre, une sommité dit-elle, qui vient un soir par semaine nous prodiguer un enseignement digne de l'agrégation. Fanny me rappelle, comment l'avais-je oublié? Qu'il empestait le cigare, mais quel prof formidable! Il avait l'art de présenter les textes et de les rendre intéressants. Certains sont si beaux qu'il faut en retenir par cœur quelques strophes. Je vois sur mon livret scolaire que nous avons étudié des textes de Cicéron, Tite-Live, Virgile, Tacite, Plaute et Terence avec lui. Et ce n'est pas fini! Je tourne la page! Nous sommes alors en première, et on peut rajouter Sénèque, Horace, Lucrèce, Catulle, Tibulle et Properce! Rien que cela!

Mme St Jean-Marie poursuit notre instruction en français et en histoire, des matières à fort coefficient. Là aussi la liste des textes étudiés est longue. Je m'aperçois que Diderot, Pascal et Montaigne ne m'ont laissé que de très vagues souvenirs. Par contre Mme de Sévigné, la Fontaine et bien d'autres encore m'ont procuré des heures d'enchantement. C'est curieux, la géographie ne figure pas sur le livret et pourtant…La gymnastique, oui. Nous apprenons à grimper à la corde en moins de…secondes, à courir en un temps record, à exécuter des enchaînements en grâce et souplesse. Qu'il est loin ce temps!
Mme St Joseph, toujours aux commandes des maths et de la physique et moi toujours aussi hermétique à Pythagore, Newton et Archimède.

Cependant j'ai désormais la charge de sonner la cloche entre les cours et les récréations. Je n'hésite pas à remplir mon office avec zèle, grignotant au passage quelques minutes aux cours de maths de Mme St Joseph au profit du temps des récréations. Une fois, j'ai sonné les deux cloches dans la foulée, Sœur Eulalie n'a pas eu le temps de ranger ses corbeilles à pain, elle est arrivée en retard au salut!

Et c'est toujours moi qui entonne les Benedicite au réfectoire; à la réflexion, j'ai eu quelques "honneurs", je crois qu'ils étaient dus à mon ancienneté, plus qu'à ma sagesse ou à ma vertu. La suite le confirmera.
A propos de réfectoire, nous avons désormais le vendredi soir, " un œuf au plat!" présenté dans un joli petit récipient individuel. Notre surprise est telle que nous nous demandons par quel tour de magie les cuisinières réussissent l'exploit d'en présenter un si grand nombre, chauds comme il convient. Quel délice!

Je nous revois encore cette année-là, déguisées, au réfectoire, ce doit être, je suppose, le jour de la fête de la supérieure. Nous faisons partie d'une troupe de cirque, il doit y avoir un jongleur, une danseuse, un ou deux clowns... Je suis quant à moi un prestidigitateur élégant: smoking, nœud papillon, gants, baguette magique, mais surtout haut de forme! Quelle classe! Pascale me dévisage et me dit:
" Ça te va bien. Dommage que tu ne soies pas un garçon! " Je souris. Eh oui, j'aurais du succès ici et l'embarras du choix. Voici mon numéro.

"Mesdames, mesdemoiselles, regardez bien!"
J'écarte les pans de ma veste, je retire mes gants avec cérémonie, je retourne mon chapeau, le montre à l'assistance et le pose à l'envers sur la table. "Comme vous pouvez le constater, il est vide!"
(Un roulement de tambour eût été de circonstance)…Des deux mains je sors de ma poche un foulard épais que je tiens bien tendu par deux extrémités, les petits doigts en l'air.
"Voyez! Ce foulard ne contient rien!" Je le secoue… "Rien!"
Je le dépose avec précaution dans mon profond chapeau. Ostensiblement je montre mes mains vides, je remonte mes manches. L'auditoire fixe le chapeau et là!… plongeant les mains à l'intérieur, j'en sors….. une balle de ping-pong!

Je n'ai pas le souvenir d'un tonnerre d'applaudissements. Pourtant je me suis donné du mal, j'ai répété tout l'après-midi. J'ai scotché soigneusement la balle à un fil cousu dans le foulard, comme on m'avait dit de le faire. Tout l'art consiste à ne pas la montrer quand on sort le foulard, foulard épais et qui ne doit surtout pas ployer à l'endroit du fil!




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Au début de l'année, Mme Ste Claire nous emmène volontiers vers le bois de France; elle s'est émue du sort d'une famille pauvre habitant à la lisière de la forêt et vivant du produit de quelques poules et d'une chèvre. Elle apporte un paquet. Nous sommes autorisées à entrer poliment dans la maisonnette, la dame est toute souriante, ses très jeunes enfants nous dévisagent…oui, on le voit bien, la famille vit chichement. Notre générosité est par la suite sollicitée pour de menus présents dont nous n'aurions plus l'utilité. Chacune y va de son bon cœur; pour ma part j'offre un petit disque 45 tours de Joselito, maintes fois écouté. C'est un petit garçon espagnol à la voix ravissante. Nous retournons peu après prendre des nouvelles de la famille. Elle remercie toute la classe et nous offre un verre d'eau. Elle dit entre autre son plaisir d'écouter ce disque tous les matins; cela me touche à tel point que le souvenir de cette famille est encore présent en moi. Et puis, je ne sais pourquoi, nous n'y sommes plus jamais retournées.






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Photo de Fanny Gonse (1961)




De haut en bas: Cécile Poutrain, Fanny Gonse, Marie-Odile Laporte, Marie-France André, Colette Maquet, Pascale Archange, Karin Solignac-Lecomte et Claude Reyer.

Nous voici en 1961: les chaussettes ne sont plus obligatoires, nous avons des collants ou des bas et même une jupe droite. Je dois ces photos à Fanny. Sans elle, ce souvenir serait pour moi tombé dans l'oubli. Revoir ces visages quarante ans après n'est pas sans émotion: un bon moment de franche camaraderie, quelques heures de gaieté, le plaisir de se prendre en photos, sous le saule pleureur en hiver.

Mme Ste Claire nous fait jouer "Un bon petit diable".
L'affreuse Madame Mac Mich (Cécile) est horrifiée de voir le Diable sur la culotte de ce vilain Charles (Claude)…."Que vois-je?" dit-elle avant de s'évanouir.



merci Fanny!


En 1961, il n'y a que trois élèves en première, dans la classe de Cécile, et dix en seconde, nous sommes donc parfois regroupées avec les troisièmes aux récréations, repas et promenades. Pascaline qui possède une guitare, fait partie de la chorale avec moi. Nous avons obtenu la permission de Mme Ste Claire d'apporter un tourne-disques. De temps en temps en classe, nous sommes autorisées à écouter quelques disques sélectionnés: Jacques Brel, Brassens, Charles Trenet, Les Compagnons de la chanson. Un dimanche, en fin d'après-midi, nous avons même la permission de faire quelques pas de danse dans la grande salle de récréation, ou de salle d'étude comme on veut. Le tcha tcha tcha, quelques pas de twist ou de rock ont vite fait de nous épuiser, nous enchaînons sur un slow à la mode... Stop! Mme Ste Claire a vite fait de séparer le couple que Pascaline et moi formons, ainsi que tous les autres couples. On range tout, et on enrage! Pour gâter notre plaisir, il n'y a qu'elle! Elle refuse que l'on s'approche d'un radiateur, sous le prétexte ridicule que cela fait penser aux genoux d'un garçon! Elle nous énerve avec ses interdits. Nous nous languissons…Son remède est de nous accabler de devoirs et de leçons. Toutes nos études se passent dans notre chambre, porte ouverte; nous avons de grands moments de déprime. J'en ai plus qu'assez des versions latines qui durent des heures. Je jure de quitter Callenelle à la fin de l'année, et d'ailleurs à force d'entendre mes plaintes continuelles, Maman y consent.

Les vacances à Dompierre prennent une tournure quelque peu différente; Bertrand mon cousin a souvent coutume d'inviter son ami au regard ténébreux, Patrick, celui-là même entraperçu jadis. Voilà les premières intrigues où le cœur bat un peu plus vite. Et, un certain samedi de sortie de quinzaine, je vois Patrick sur une mobylette bleue qui m'attend à l'arrêt de l'autocar. Une joie inattendue m'envahit. Il roule doucement à mes côtés et m'accompagne ainsi jusque chez moi. Nous devisons gaiement. Il n'en fallait pas tant pour qu'il occupe par la suite toutes mes pensées.
Peu après, j'invite Pascaline à Dompierre, qui ne laisse pas mes cousins indifférents, ni Bruno d'ailleurs. Voilà qui a de quoi alimenter nos confidences de jeunes filles… Mme Ste Claire, l'air de rien, nous observe et finit par me demander si je suis fiancée. Eh non. A quoi pense-t-elle? Je n'ai que seize ans!

Quelle faute avais-je commise? Est-ce à cause du méchant comportement vis-à-vis de la pauvre Mme St Jean-Marie, cité précédemment? C'est possible.
Nous sommes le jeudi soir, 22 février 1961, voici un extrait d'une lettre que j'ai, sous le coup du désespoir, écrit à Béatrice:
"Cette fois, je n'y tiens plus. J'ai trop le cafard. Ici, à Callenelle, on est trop injuste. Je me suis fait attraper, beaucoup plus que je ne le méritai. Et toute la classe aussi. On a été privé de cinéma. Même des filles qui n'avaient rien fait, rien, rien du tout. Mais la justice n'est pas de ce monde, même pas dans une boîte de bonnes sœurs….dans la classe, il y en a 5 qui pleurent sur 10…
Au piano, je joue la valse d'Auguste Durand, un morceau formidable, très beau et très mélancolique. J'en étais donc à un passage doux quand la mère supérieure est arrivée fort en colère. Elle criait comme jamais je ne l'ai vue. Je t'assure que sa voix sonnait faux à côté de mon morceau. Quand j'ai recommencé à jouer, j'ai pleuré…

Et j'ajoute: "Je ne crois plus en rien, je n'ai plus la foi, ni la grâce. Quand je prie c'est pour les autres…., pour moi c'est inutile puisque cela ne m'apporte rien…"
Voilà donc un souvenir de jour sombre comme nous en connaissions toutes. Ce qui m'étonne, à l'heure actuelle, c'est que je n'ai pas en mémoire les fautes, nous n'avons jamais été de grandes chahuteuses, pas plus que nous n'étions impertinentes. Souvent exaspérées, oui! Contestataires, assurément!
Je suis plus que résolue à quitter Callenelle à la fin de l'année.




*****



Un jour, Maman m'annonce que Catherine va se fiancer et qu'elle pourrait se marier en Juillet. Super! Les parents sont aux 100 coups, on ne parle plus que de cet évènement. Cette perspective me remonte le moral.

La fin de l'année approche. Je suis convoquée au Sacré-Cœur pour passer un petit examen, histoire de voir si je suis au niveau pour rentrer en première. Je le réussis assez facilement, surtout en latin. Mais là, il se passe quelque chose: je suis toute seule dans une salle de classe qui me paraît immense, le couloir est sombre, la cour de récréation austère, la chapelle m'est étrangère, les visages inconnus, et, en dépit du sourire satisfait et encourageant de la religieuse, je suis prise d'angoisse. Je sens que je ne m'habituerai pas. Où sont mes amies, les arbres et les fleurs, les lieux et les visages familiers? Alors de retour à la maison, je supplie Maman de me laisser terminer ma scolarité à Callenelle, à plus forte raison l'année du bacc. Maman est un peu surprise mais puisque c'est mon choix…
Catherine se marie par une belle journée de Juillet à Dompierre. Elle a 20 ans. C'est le premier évènement dans la famille, il y a pas mal d'invités…Ce soir-là, c'est ma première soirée.

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