mercredi 24 mars 2010

CHAPITRE VI

1950-1951 Ma première année.

A 4 ans je suis incapable de suivre une messe. Je manque de m’écrouler, je commence à me sentir mal, je me balance, je me balance, je vacille mais je ne tombe pas, quelqu’un me prend, m’emmène et me recouche. J’ai alors un traitement de faveur, je quitte le dortoir pour l’infirmerie et suis sous la surveillance des Sœurs, plus particulièrement de Sœur Cécile, l’infirmière du pensionnat. C’est elle qui me fait faire la sieste et le soir, me met au lit en me recommandant de croiser les mains sur ma poitrine : « Tu vois, le Petit Jésus est dans ton cœur, il ne faut pas le laisser partir ; c’est ton ami, tu peux tout lui raconter ». Je la crois volontiers et m’endors du sommeil d’un ange. J’affectionnerai cette position bien repliée sur moi-même jusqu’à mon mariage, car elle n’est pas du goût de mon jeune époux, on le comprend bien.

Les sœurs sont ravies de ma présence! Tout au moins je le pense. Je les tutoie bien sûr. Elles ne sont que sourire. Je les suis à tour de rôle partout, dans les cuisines, elles me tiennent à bonne distance des fourneaux où je revois les grandes marmites de soupe et la grosse Sœur Clémentine qui soulève des couvercles fumants, j’ai droit à des spaghetti pas cuits, la toute petite Sœur Eulalie, à peine plus grande que moi, m’embrasse souvent, me gâte aussi; dans les potagers, je marche dans les sabots de bois de Sœur Christine trop grands pour moi ; à la lingerie, par une porte entr’ouverte, j’aperçois à travers une brume de vapeur une multitude de fers à repasser en fonte que l’on chauffe sur un poêle, il y fait très chaud, les soeurs sont nombreuses à s’activer, Sœur Hedwige, Sœur Sabine , Sœur Laetitia …Elles ont retroussé leurs manches et attaché le voile de leur coiffe avec une épingle. Je n’y suis pas admise, mes petits doigts sales laisseraient une regrettable empreinte sur les belles piles de linge amidonnées. Et moi je ne vois que des sourires. Je trottine derrière sœur Clémentine : au parloir, dans un grand placard quasi-secret dont elle détient la clef, elle trafique au milieu des cumulus, manettes et robinets qui distribuent l’eau chaude dans le bâtiment principal. C’est encore Sœur Cécile qui m’initie à la broderie, m’enseigne l’utilité du dé à coudre, m’apprend à enfiler une aiguille, à faire le nœud au bout du fil, quand je me pique elle dit : « c’est le métier qui rentre » et surtout elle a une lampe qu’on peut remonter et baisser comme on veut et même la balancer mais ça, ça ne l’amuse pas du tout. Elle est obligée d’être sévère. Avec elle, je brode ma première œuvre : un petit panier brun rempli de fleurs de toutes les couleurs, je m’en souviens bien car je mets très longtemps à le terminer. Très vite j’en sais bien plus à cinq ans que mes filles à treize. Mère St Alfred est bienveillante et vient souvent prendre de mes nouvelles ; je grimpe sur ses genoux, elle aussi se laisse tutoyer, je joue avec le crucifix qu'elle porte autour du cou, elle rit quand je lui dis : « Quand je serai grande je prendrai ta place, je serai mère supérieure ». Propos qui me sont rapportés par la suite. Elle ne me gronde pas souvent et toujours gentiment. Je suis couchée de bonne heure. Sa chambre est contiguë à l’infirmerie, elle jette parfois un œil pour me voir dormir. Entourée de tendresse, je ne suis pas malheureuse, bien au contraire.
C’est un peu plus tard que j’ai pris conscience de ce tutoiement quand un jour où ma mère venue nous chercher à la gare pour des vacances, interrompt mon gai bavardage en disant d’un drôle de ton. « Colette, on dit « vous » à sa maman ». Dès lors, quittant brusquement ma petite enfance, j'ai vouvoyé mes parents et les religieuses.

Un jour, j’ai une otite et beaucoup de fièvre. Je suis veillée par Sœur Hedwige. Je comprends qu’il fait nuit car elle est tout en blanc et ses cheveux dépassent d’un voile mal attaché. J’ai vraiment très mal et je dois probablement hurler car elle me supplie de pleurer moins fort pour ne pas réveiller la Mère supérieure ; elle me parle doucement, me raconte une petite histoire, chante un peu mais pas bien, elle a une patience d’ange. J’ai droit à une tasse de tilleul brûlante, tirée d’un thermos…enfin je vais mieux mais je reste alitée. Le médecin du village est venu m’ausculter. Dans la journée j’entends un piano, je l’entends toujours à la même heure, la sonatine progresse vite. Le soir encore le piano, des gammes, un autre morceau, j’aime. Je suis seule, me lève tout doucement et j’entrouvre la porte, c’est Claudie Egalon qui s'applique. Elle me rend mon sourire et me conseille d’aller me recoucher. Je dors beaucoup mais parfois le temps me semble long. Un polichinelle en bois est suspendu au-dessus de mon lit, je tire avec amusement sur les ficelles. Je n’ai pas le droit de l’emporter, il est aussi pour les autres malades. A quatre heures, j’ai droit à une orange !

Par la suite, notamment en 1956, je m’en souviens à cause de la grammaire latine que l’on m’apporte, je ferai d’autres séjours à l’infirmerie, avec des élèves souffrantes elles aussi. Nous échappons aux offices et à la classe, nous sommes choyées par les sœurs, et en dépit de nos fièvres, le lieu semble paradisiaque. Dès les premiers symptômes de grippe, nous y sommes en quarantaine. Il est arrivé une année que, à la joie générale, le pensionnat soit fermé pour cause d’épidémie.