mercredi 24 mars 2010

CHAPITRE XXIII

Mme Ste Claire




Mme Ste Claire, Madame Maria de Brezza, est à mon avis la religieuse la plus notoire de la communauté. Je n’en ai pas beaucoup parlé car elle intervient peu dans les classes primaires. Nous savons toutes qu’elle est issue d’une famille de la noblesse polonaise, qui dut en son temps fuir le pays. Sa silhouette dégage une apparence d’humilité, c'est une femme très souriante. Elle a une telle personnalité qu’elle est présente partout ; elle est le bras droit de la supérieure, elle contrôle, suggère et, son avis fait autorité. Derrière ses petites lunettes à double foyer, elle observe tout avec attention et vigilance car elle tient au bon respect des usages. Elle est sévère, exigeante, intransigeante, très intelligente et infatigable. Très cultivée aussi, elle parle le français, le russe, l’anglais, le polonais bien sûr, l’italien, elle enseigne le grec et le latin et pour terminer, elle est une excellente musicienne, c'est elle qui dirige les chants, elle prend même plaisir à en composer, elle anime avec talent tous les offices, jouant avec fougue de son harmonium bien-aimé, elle dirige les chants. Elle est l'âme de tous les évènements festifs de l'année. Elle déborde d'énergie. On la voit partout, elle marche toujours d’un pas rapide et silencieux, avec ses petites bottines à semelle de caoutchouc. Je l'observe souvent.

Elle est responsable des élèves de seconde et première.
Comment dire ? Elle a suscité chez moi respect et énervement, admiration et haine, sympathie et antipathie….Et je crois volontiers que ses sentiments à mon égard sont aussi mitigés.
Sa réputation dépassera les limites de Callenelle. En 1970, mon fiancé Vincent et moi nous rendons à l'Abbaye de Wisques, dans le nord, où l'un de ses frères est bénédictin. Au cours d’une conversation, le père qui nous reçoit me dit : «Vous connaissez Sr Ste Claire ? Savez-vous qu’elle était d’une famille célèbre en Pologne ? J’ai une grande admiration… » Les religieuses allaient-elles se ressourcer dans cette Abbaye pendant les vacances d’été ? ou ce Père venait-il diriger une retraite à Callenelle ? Je n’ai pas approfondi.

Chaque année, je l’ai dit, Mme Ste Claire organise un spectacle de théâtre qui se prépare tout au long de l’année. Concernant le cinquantenaire, Martine Leclercq , de quelques années mon aînée, me dit que c’est elle qui a fait toute la mise en scène, composé des vers…
C’est donc elle qui choisit le programme. Il peut y avoir plusieurs saynètes attribuées à différentes classes, ou bien une oeuvre principale jouée par des élèves d’âge différent. Les armoires de Callenelle regorgent de déguisements, jupes, corsages, chapeaux, les élèves rapportent aussi de bonnes trouvailles. Ces spectacles restent des souvenirs inoubliables ! La Cerisaie, Les fourberies de Scapin, la légende de Saint-Nicolas, Piccolo Saxo et compagnie…S’il en est un que je garde en mémoire, qui nous a enchantées et qui m’enchante encore, c’est bien Le Petit Prince, en 1957. C’était formidablement bien joué. La préparation de cette longue pièce nécessite de multiples répétitions, le rôle du petit prince est tenu par deux élèves: Cécile Poutrain et Marie-Pierre Verlay, Anne ma sœur, joue le renard, Soisic le géographe. Tout y est presque comme dans le livre, les costumes, le décor avec l’avion, la rose, l’allumeur de réverbères, le puits dans le désert, le serpent… et toutes ces élèves qui jouaient si bien….J’ai sur le bout de la langue le nom des élèves qui ont interprété l’aviateur, la rose…Depuis, le disque du Petit prince avec Gérard Philipe dans le rôle de l’aviateur est devenu une relique destinée à mes petits-enfants.
Mme Ste Claire choisit les meilleures élèves de chaque classe, celles qui ont de beaux bulletins: ainsi Cécile et Marie-Pierre, en 6e, Anne et son amie qui interprète le serpent, toutes deux en 7e.


*****



Un dimanche soir où nous sommes peu nombreuses, je ne sais pourquoi Mme Ste Claire vient demander à quelques-unes d’entre nous, cinq ou six dont Anne et moi, de chanter le salut près de son harmonium, à la tribune ; cela peut paraître banal. Mais quelle n’est pas ma surprise d’entendre, le lendemain matin, la supérieure Mme St Georges dire au réfectoire :
« Mes chères enfants, nous avons eu un très joli salut hier soir, je tiens à ce que vous l’écoutiez ce soir. L’office sera d’autant plus agréable si tout le monde s’applique… »
Ce qui est rare et cher, quel compliment ! Nous sommes fières, et moi, j’en attrape un double menton d’orgueil. Trop, assurément, car je chante à pleine voix, ce qui n’est pas génial et m'est reproché. Néanmoins, notre petit groupe intègre le petit chœur. Je vous assure qu’à Callenelle, dans la rigueur de nos horaires, cette sélection est un véritable privilège, qui va ensoleiller mes journées, les fêtes religieuses deviendront un plaisir, les grand’messes, les enterrements, (celui de Mme St Augustin), l’office du vendredi saint. Cela, je le dois à Mme Ste Claire.
Désormais, nous avons des répétitions de chant le soir, abrégeant cette heure d’étude qui m’est si pénible. Mme Ste Claire nous initie à la lecture des chants grégoriens, des chants à deux voix, des canons. Parfois c’est laborieux et fastidieux, notamment les Introït des dimanches après la Pentecôte qui changent toutes les semaines, le résultat laisse à désirer, mais le jeu en vaut bien la chandelle, ou les cierges : nous avons droit avant la grand’messe à un bol de café au lait chaud sucré ! afin de nous éclaircir la voix. On n’en revient pas ! Elle sourit de notre bonheur.
Autre privilège, le goûter de la Ste Cécile, patronne des musiciens, le 22 novembre. Nous sommes reçues pour ce goûter au réfectoire à la table de la Supérieure devant une tasse de chocolat, des brioches et de la confiture ! Vous ne trouvez pas que ça vaut le coup de chanter ? Pendant que les autres ont un morceau de pain sec et quatre carrés de chocolat.
Le dernier avantage est d’être à la tribune pendant les offices. Moins souvent à genoux, moins surveillées aussi, Mme Ste Claire a la tête inclinée sur ses mains jointes, perdue dans son recueillement.
Au fil des ans, je l’aide de mieux en mieux, je lui recopie des partitions abîmées auxquelles elle tient, je lui range ses classeurs, je lui tourne ses pages quand elle exécute avec ardeur les sorties de la messe qui la mettent en transpiration ; je la félicite même, elle en est touchée. Ce sont les bons moments épisodiques que nous passons ensemble.