mercredi 24 mars 2010

CHAPITRE XIX

1955-1956 Le cinquantenaire Mme Ste Monique


Petite nouveauté du trousseau réglementaire, en 1955 nous avons désormais un tablier d’uniforme bleu clair, il est obligatoire d’attacher sa ceinture, et défendu de mettre les mains dans les poches.
Catherine entre en quatrième classique. Je la vois très peu, tout comme Soisic, en 6e technique avec Mme St Philippe, qui quitte donc le dortoir des petites. Cette année-là nous nous sommes arrêtées à Tournai pour acheter deux matelas et des couvertures pour elles. C’est moins cher en Belgique. ( Je crois que pendant la guerre les Allemands s’étaient servis… ???) Quant à moi, j’intègre la 8e et Anne me suit de près. Mes années en classe rouge sont normales, je ne suis pas malheureuse. La rentrée scolaire est devenue une routine. Connaissant bien les lieux et les coutumes, je viens volontiers au secours des nouvelles élèves un peu perdues. Je les mets en garde ou les rassure, ce qui me vaut tout de suite leur amitié. Le revers de la médaille, c’est que, forte de mon assurance, je suis « commandante » notamment aux récréations. Nous sommes deux à rivaliser pour former les équipes, peut-être même plus parce que d’autres s’en mêlent. Résultat, on s’amuse super bien, chaque équipe voulant battre l’autre. Mes bonnes amies ou rivales de l’époque sont Christiane Gadenne, Marie-Béatrice Plouvier, Marie-Alice, Marie-Paule… En fait, on ne peut se passer les unes des autres, toute absence provoque un déséquilibre des forces. Ces batailles rangées laissent un peu à l’écart les faibles qui ne savent pas rattraper un ballon ou qui se tordent les poignets au moindre choc. C’est la loi !
La grande Mme Ste Monique a, me semble-t-il, toutes les qualités, douce, patiente, sérieuse et souriante à la fois ; cependant, elle a souvent l’air un peu triste comme sur la photo, peut-être à cause d’un tic qui lui fait frotter les mains et se tordre le cou, ce dont elle doit certainement souffrir. A la chapelle, elle a aussi des faiblesses de santé qui l'obligent à se retirer, soutenue par des sœurs. Je l'ai même vue s'écrouler de tout son long.
Elle ne s’énerve jamais, tout juste un ordre ferme pour asseoir son autorité. Plus tard, quand je serai à mon tour institutrice pour des élèves de CM1, avec pour tout diplôme le baccalauréat, je puiserai largement dans les souvenirs de l’enseignement de ces deux années.
Nous avons une dictée presque tous les jours, ainsi qu’un devoir d’arithmétique. Le calcul ne me pose pas de problème. L’arithmétique, en revanche, reste ma bête noire : c’est l’époque des robinets qui fuient et des baignoires qui risquent de déborder en un temps record. Quant aux trains, ils quittent la gare à telle heure, s’arrêtent dix minutes, roulent à 75 km/h. A quelle heure croisent-ils celui qui n’est pas parti à l’heure et qui, dès lors, fonce à 90 km/h ? Je n’en sais rien. Le plus simple serait de demander au contrôleur.
C’est pourquoi je passerai de justesse en 6e.
La Leçon de Choses et la Géographie sont joliment illustrées par des cartes en couleurs que l’on déroule sur le tableau. Départements, chefs-lieu, sous-préfectures, fleuves, affluents, sous-affluents…à réciter par cœur.
Le Catéchisme est de loin la matière la plus obscure. Très vite nous nous heurtons aux trois mystères de la Rédemption, de l’Incarnation et de la Ste Trinité. Mais à part cela, nous avons le livre de catéchisme à apprendre par cœur en vue de la Communion solennelle. Le paradis nous est décrit avec des anges et des archanges, j’y crois dur comme fer.
L’histoire sainte telle qu’elle est racontée par épisodes est passionnante : Adam et Eve, Noé et le déluge, Abraham et Jacob, Job dans la baleine, les péripéties de Moïse, David et Goliath, Samson et les Sarrasins…je suis prête à la relire.
L’Histoire de France avec les gaulois, les rois fainéants, Charlemagne est bien moins captivante.
Le Dessin est enseigné par Sr St Paul, qui seconde Sr St Augustin. Elle nous apprend entre autre à faire des mosaïques avec une frite de pomme de terre ; ou encore des figures avec des timbres. Mes résultats ou la méthode me laissent perplexe ! Un peu avant Noël, nous préparons avec un plaisir évident les décorations que nous pourrons emporter chez nous, découpant et coloriant de petits anges, des frises de sapin… En 7e, nous fabriquons même les santons de la crèche avec du plâtre. Patience! Il faut attendre qu'ils soient bien secs pour les peindre!
Pour développer la mémoire, ( le résultat est là! ) nous avons une foultitude de petits résumés à savoir par cœur, catéchisme, histoire, géographie, poésie, fables, chants…
Du solfège déjà.
Et pour terminer, la couture, (les sœurs en ont la charge), indispensable pour une fille, au moins deux heures par semaine. J’ai déjà parlé de la sempiternelle barboteuse, extra simple, pour les missions. Avant de se lancer dans une œuvre plus élaborée, nous brodons sur un échantillon toute une série de lignes à points différents : tige, arrière, piqûre, feston, nœud et bien d’autres encore. On ne commence pas l’ouvrage à réaliser avant que ces échantillons ne soient parfaits. Je brode deux ans de suite au point de feston une chemise de nuit, donc deux fois la même, le décolleté et les manches sont froncées par un élastique, c’est dire la longueur du travail sans les fronces. Sœur Hedwige me traite de lambine, je n’avance pas. J’enrage de lassitude. Pendant ces cours, un livre de lecture à voix haute circule de l’une à l’autre. Ca, c’est bien, on écoute l'histoire et on rouspète quand la lecture est mal faite.
Plus tard, au printemps, munies d’un siège pliant, nous brodons dans le parc, à l’ombre, sous les arbres, au chant des oiseaux. On bavarde. Un vrai bonheur ! Que je renouvellerai plus tard en gardant mes chèvres à Combebelle, avec ce souvenir en mémoire.

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Voici une anecdote en faveur de mes sentiments envers Mme Ste Monique : un jour à la chapelle je suis absorbée dans mes prières, je ferme les yeux, mains jointes, et parle à Jésus comme souvent. J’ai toujours un tas de trucs à lui dire, surtout à lui demander. Soudain, je sens une main sur mon épaule. Mme Ste Monique m’emmène, devinez où ? … à la sacristie, eh oui ce lieu magique, interdit ! Voilà, elle me montre le décor, l’armoire où sont rangés les vêtements sacerdotaux, le tabernacle bis où sont les hosties, les calices… Elle m’explique que c’est un grand honneur qu’elle me fait, que je ne dois toucher à rien, seulement éteindre les lumières de la chapelle après chaque office, en me montrant les boutons du tableau électrique.
« Et n’oubliez pas votre génuflexion en quittant la chapelle » ajoute-t-elle. Je m’acquitte respectueusement de cette tâche quelques mois, je n’ose pas dire à quel point je suis fière d’avoir été choisie, un peu gênée car ma piété est chahutée par quelques compagnes finaudes qui me surnomment : … " Sœur Sécotine!"


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Cette année-là, on ne pense qu’à la préparation du cinquantenaire. L’effervescence est à son apogée, Mme St Georges supervise, Mme Ste Claire assure la mise en scène, fait des allées et venues à n’en plus finir de son pas rapide, Mme Ste Geneviève, l’intendante, gère ses armoires et ses comptes, tout le monde à son poste met la main à l'ouvrage ou à la pâte, costumières, couturières, décoratrices, cuisinières, jardinières ; dans toutes les classes sont recrutées les meilleures élèves pour le spectacle qui sera donné à cette occasion.
Chez nous, deux ou trois petites, dont Marie-Alice, ont été sélectionnées pour jouer le rôle de merles, eh oui, ces oiseaux noirs au bec jaune qui mangent les cerises du jardin. Elles ont du carton jaune collé autour des lèvres qui simule le bec, et n’ont rien d’autre à dire que cui-cui en temps voulu. Car dans une autre classe, une élève, choisie volontairement petite, représente Sœur Eulalie armée d’un balai chassant ces maudits oiseaux pendant la guerre. Quelle franche gaieté que de la voir déguisée en religieuse, la petite sœur Eulalie…
L’autre épisode dont je me souviens encore est ce rôle tenu par une élève de grande classe déguisée en arbre. Il y a, à l’époque, un vieux et splendide catalpas épuisé par les ans à demi couché sur le flanc, spectateur de nos jeux de récréation. Nous aimerions bien grimper sur cet admirable vieillard …Pour l’heure, c’est l’occasion de lui faire raconter sa vie, lui le témoin des années difficiles, par la voix de cette interprète.(qui ?) Laquelle est l’objet de toutes les mises en garde : diction, ponctuation, ton, clarté. Quant à moi, je suis muette d’admiration à la répétition générale. Car le jour J, nous n’avons pas pu assister au spectacle, faute de place !


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Petite anecdote que je situe à peu près à cette période ou plus tard, peu importe: un jour, nous sommes toutes au réfectoire pour le repas de midi. Toutes? Non, une table est vide, celle des quatrièmes, je crois. Nous interrogeons notre maîtresse qui affiche un sourire énigmatique et nous laisse sur notre curiosité; bizarre! Le repas se termine et au moment où nous nous levons pour les grâces, la supérieure nous dit:
"Vous avez constaté, mes chères enfants, qu'une table était inoccupée. Ces demoiselles ne cessent de se plaindre d'avoir à se lever trop tôt et d'être très fatiguées, nous avons donc décidé de les laisser dormir. Croyez-moi, elles sont sûrement en train de regretter leur paresse." En effet, les quatrièmes arrivent peu après, vers une heure de l'après-midi, à demi furieuses, pour un repas (froid?) qui les attend, sous l'œil goguenard des religieuses.