En 4e les maths ont pour noms: algèbre et géométrie. Au début c’est facile, les explications sont claires. C’est après que ça se complique, extraire les racines carrées, ok, mais les cubiques, puissance dix me laissent sans voix et mon stylo sans encre. Je crois que Mme St Joseph a compris qu'avec moi, crier ne sert à rien; heureusement, j’ai la chance d’être assez bonne en orthographe et grammaire, à l'époque, je ne redoute aucun accord de participes avec ou sans verbes pronominaux, je prends plaisir à déjouer autant que faire se peut les pièges de la langue française. Et là, je vois bien qu'elle est satisfaite. Petit à petit, je la crains moins; j'admire son intelligence, j'apprécie qu'elle ne soit pas tatillon, je la trouve même franche et directe. Quand le sujet est clos, il est clos.
Mme St Jean-Marie assure toujours la littérature, nos morceaux choisis dans le gros livre Calvet alors que les autres écoles ont le Bordas. On ne chahute plus, mais on compte toujours les "voyez-vous." Est-ce l'époque du Moyen Age avec les sonnets de Ronsard ou des romantiques avec Lamartine ou Victor Hugo, c'est de toutes façons une matière que j'aime. Et Mme St Jean-Marie est un très bon professeur. Elle nous initie avec talent à la beauté des mots, à leur richesse, à leur compréhension. Elle développe notre sensibilité, la mienne en tous cas. Combien de poésies nous a-t-elle fait réciter, que je connais encore par cœur ou des tirades du Cid, de Horace ou de Britannicus.
Notre deuxième langue est l'italien. Une matière que j'adore, lumineuse comme le ciel de ce pays, mélodieuse, chantante, Mme St Paul en est le professeur enthousiaste. Elle n'a pas son pareil pour nous faire aimer cette langue, la langue de Dante! Vantant les merveilles de l'Italie: les monuments de Rome, la Tour de Pise, Naples, Pompéi, Florence. Je l'entends encore nous réciter les jours de la semaine, en insistant bien sur les accents toniques qu'il fallait souligner, ça se terminait par: …il sabato e la domenica.
Elle a puisé dans la culture italienne son goût pour la peinture et le dessin. Des pots et des flacons, elle en a dans chaque pièce, car elle est en plus, professeur de chimie.
Elle donne ses cours dans une petite salle de classe sympathique, en bas dans l'aile droite, que parfument les lilas au printemps. La partie du fond est occupée par une vitrine contenant son matériel pour les expériences. C'est là que sous nos yeux pleins de curiosité, elle décompose l'eau en hydrogène et oxygène, nous explique le danger des acides et les propriétés du mercure dont une petite boule roule sur la table…Ses mains ont souffert des manipulations de ces produits. Elle n'hésite pas à plonger ses doigts dans des mixtures étranges. Mme St Paul n'est pas belle, tout est de travers chez elle, sa coiffe, ses lunettes, sa démarche. Au début, on chahute, elle n'a pas beaucoup d'autorité, mais elle est très gentille, et ne se fâche jamais, ne nous dénonce pas non plus, elle ne fait que de doux reproches, si bien que finalement je crois qu'on ne l'embête plus. Pour ma part, je l'estime de plus en plus. Je vois bien que ses relations avec les autres religieuses ne sont pas faciles, elle est contente dans sa petite salle de classe ou au dessin au milieu de ses pots de toutes sortes. Je bavarde volontiers avec elle, elle me dit sa nostalgie des missions où elle a passé de nombreuses années, elle sait qu'elle n'y retournera plus. Nous nous aimons bien.
Cependant cette année-là, lui vient une drôle d'idée pour la fête de la mère supérieure. Elle veut mettre en scène la vie de Ste Colette et ne trouve rien de mieux que de me demander d'incarner le rôle puisque je suis son homonyme. Je lui fais part de ma réserve, je n'ai pas le talent d'une bonne comédienne. Cependant le rôle n'est pas difficile, il s'agit de se mettre en prières, de guérir des malades et de ressusciter quelqu'un. Elle insiste. Au cours des répétitions, je remplis bien mon rôle dans ma robe de bure, ensuite après les miracles, je meurs. Tout va bien. Mais dans la suite de la pièce, je deviens une statue, dressée sur son piédestal, les mains jointes, parfaitement immobile et que l'on vient vénérer en se prosternant. Je ne peux me retenir de rire en voyant mes amies s'incliner ainsi devant moi. Mme St Paul me gronde gentiment. "Promettez-moi de ne pas rire, c'est sérieux, vous savez". On devine la suite. J'en suis morfondue, les religieuses n'applaudissent pas, Mme St Paul est navrée, quel gâchis!
Je ne veux plus monter sur une scène. D'ailleurs, on ne me le propose plus !
*****
Toujours la même année, mon cœur s'est encore brisé de désespoir, laissant échapper des regrets que je ne mesure pas. Je me lie d'une amitié profonde avec Denise Masson. Elle est guide de France à Valenciennes et je suis attirée par son esprit, ses opinions, nous sommes en harmonie. En promenade, avec Edith et quelques autres nous chantons gaiement. Nous sommes d'un romantisme fou. Nous nous éprenons des beaux uniformes, des héros de la patrie, je voue pour l'heure un culte à Napoléon et au premier Empire, et puis aux premiers aviateurs. Je lis deux fois "Le grand cirque" de Pierre Clostermann, la vie de Mermoz, plusieurs St Exupéry. Je veux devenir parachutiste, enfin j'hésite avec hôtesse de l'air, c'est moins périlleux. Denise, elle, sera infirmière, au secours des faibles et des malades. Nous sommes toutes deux très idéalistes, nous connaissons la devise des guides : "Plus haut, toujours plus haut!" , la loi des scouts également. "Le premier devoir du scout commence à la maison", "Scouts! Toujours prêts!"
Mais je regrette de la voir si peu et je commence à lui écrire des petits mots auxquels elle répond volontiers. Tant et si bien que pour plus de facilité, nous décidons que notre correspondance se fera sur un cahier. Et l'on se prend au jeu, ce cahier devient notre journal, on lui donne même un nom, je crois que c'est "Pomme" parce qu'il est vert. Nous discutons de tout, du dernier film, des copines, de notre avenir. On se dit de fervents mots d'amitié, on ne se prive pas de critiquer les religieuses. Elles ont toutes un sobriquet: Grojo, J'en-ai-marre (Mme St Jean-Marie), Fifi, Popol, La Têtée (Mme Ste Thérèse) et aussi la Supette pour la supérieure. Tout y passe: nos jugements, nos colères, nos regrets, nos rêves, nos critiques, le tout pêle-mêle, au rythme de nos états d'âme.
Pomme ne cesse de faire des allées et venues, en douce naturellement. Quel plaisir de lire ce que l'autre a écrit, de guetter sa dernière trouvaille, d'y répondre ! Voilà qui occupe bien le temps de l'étude du soir. Je suis impatiente. Hélas mon zèle me perd, trop appliquée sur ce qui est censé être un devoir, je ne vois ni n'entends La Têtée s'avancer au loin, bifurquer jusqu'à ma table, et sans hésiter, derrière mon dos, m'ordonner sèchement, sur un ton péremptoire qui n'admet aucune réplique: "Donnez-moi ce cahier immédiatement!" en tendant la main. Et là, mon sang se glace. Je suis paralysée. J'ai une courte hésitation, en un dixième de seconde, j'imagine les conséquences d'un refus, la bagarre entre elle et moi, la convocation de la Supette, le renvoi, l'accueil de mon père…D'une main molle et tremblotante, je lui remets mon trésor, … sur une phrase, sur un mot inachevé; je tremble, pas seulement à cause de l'engueulade, pardon de la réprimande qui va suivre, mais de ma faiblesse. J'ai perdu Pomme qui va livrer tous nos secrets, qui les livre déjà, La Têtée est enchantée de sa pêche, elle est repartie sur son estrade d'où elle m'observait en ennemie derrière ses lunettes et la voilà plongée dans nos confidences. Elle tourne les pages, et il y en a. Eplorée, je regarde Denise qui a tout vu et qui n'en mène pas large non plus. Elle me dit seulement: "Tu n'aurais pas dû lui donner!".
A son tour, Mme St Joseph après le dîner feuillette notre pauvre cahier vert. On devait super bien écrire car elle ne le quitte pas des yeux, sauf une fois ou deux où elle jette un regard incrédule et consterné dans notre direction. Je songe que maintenant elle sait à quoi s'en tenir sur l'opinion que nous avons de chacune des religieuses, et de la discipline de Callenelle.
A ma grande surprise, le ciel ne m'est pas tombé sur la tête. Mme St Joseph n'a pas crié. Certes, elle s'est moqué de nos talents d'écrivain, reprenant avec mépris quelques expressions de notre cru, en ajoutant : "…comme vous le dites si bien, et on va voir maintenant de quoi vous êtes capable…" Elle a assez vite repris un comportement normal à mon égard, comme si rien ne s'était passé. J'en déduis qu'elle n'est pas si méchante, et j'en viens à espérer qu'elle me rendra notre "Pomme" à la fin du trimestre; il n'en est rien, je n'ose pas aborder le sujet, ce serait me jeter dans la gueule du loup que d'aller le lui demander.... Pour le coup, elle crierait que je ne manque pas de toupet.
Denise et moi, on ne s'est plus écrit, on s'est séparées, à mon grand regret. Et l'année suivante, elle n'est pas revenue.
Pomme est allé dans les mains de Mme Ste Colette…mais je n'ai pas été renvoyée.
J'aimerais tant l'avoir encore en ma possession aujourd'hui …
Edith est toujours là, excellente amie. Dans l'autocar, nous nous mettons à plusieurs toujours au fond. Edith sort sa guitare: "Alouette, gentille alouette", "elle descend de la montagne à cheval", Jacques Brel: "Sur la place chauffée au soleil…", Brassens: "l'Ave Maria…Par le petit garçon" et bien d'autres encore. Tout le monde chante à l'arrière du car, à l'aller surtout, au retour un peu, pour se donner du baume au cœur. Cette gaieté est bien vue. Fanny, elle, souvent malade, est à l'avant du car.
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En 1959, Mme Ste Claire, navrée, nous annonce la mort de Gérard Philipe. Je suis étonnée de l'annonce de cette nouvelle, il est rare que nous soyons tenues au courant de l'actualité en France, je ne connais rien de Gérard Philipe! A la chapelle, chaque matin à la messe, on ne prie que pour Baudouin Ier, roi de Belgique qui n'est toujours pas marié, dont on colle depuis toujours le même timbre à son effigie sur nos enveloppes. Nous n'avons pas la télévision à la maison, je sais que notre président est le général de Gaulle, que le maire de Lille s'appelle Augustin Laurent, point final. Je sais aussi qu'à Callenelle, en promenade, nous passons devant la maison d'un communiste, comme si c'était celle du diable. J'ai résumé toutes nos informations, mon éducation politique et de culture moderne ne sera pas plus avancée quand je quitterai Callenelle.
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