mercredi 24 mars 2010

CHAPITRE XXV

1959-1960 La classe verte de Mme St Joseph




Me voici en 4e, paralysée à l’idée de passer deux ans avec la maîtresse que tout le monde redoute. Physiquement déjà, elle nous impressionne. Elle est grande et corpulente et nous nous écartons sur son chemin. Ses yeux bleus jettent un éclat métallique, elle toise son auditoire. Sa lèvre supérieure porte une fine moustache blonde. D'une voix tranchante, elle interpelle la rêveuse, la mauvaise élève, la bavarde. En bon professeur de maths et de physique, elle ne passe pas par quatre chemins pour dire ce qu'elle a à dire. Il arrive qu'elle s'empourpre de colère ou d'indignation, nous ne sommes pas les seules à trembler, les murs aussi..

Je suis donc bien décidée à me faire toute petite et à travailler de mon mieux. Nous sommes assez nombreuses et parmi les nouvelles, il y a dans la classe au premier rang une cousine que je connais de nom seulement, son père est un cousin très apprécié du mien , (ils ont travaillé ensemble dans l'affaire familiale): Edith Maquet. Tout de suite, nous sommes ravies de nous connaître et nous devenons amies, je lui dois d’excellents souvenirs, partagés avec Denise Masson, Marie-Paule Delattre… mais nous ne sommes pas dans la même section. Nous nous retrouvons pour quelques cours communs, repas et promenades mais pas les récréations.
Une nouvelle élève, très sympa, Marie-Odile Laporte joue du violon pendant la récréation, parfois à regret car ce n'est pas facile. Elle a du mal et nous casse un peu les oreilles! Je crois que Mme Ste Claire lui sert de professeur. Avec Fanny, Cécile… nous formons un bon petit groupe.


Cette année, à force d'insistance, mon père a accepté que je prenne des leçons de piano. Je ne dirai jamais assez que c'est le plus beau cadeau qu'il m'ait fait. Je ne perds pas une miette des cours qui passent à toute vitesse, 25 mn une fois par semaine. Heureusement on peut répéter à chaque récréation, en fonction des pianos libres et j'y cours dès que possible, dopée par mes progrès.

Ah Mme Clément ! Je vous suis bien reconnaissante des heures passées près de vous ! Vous savez que j’ai toujours les partitions que vous m’avez fait travailler ! Avec vos remarques, vos petits dessins entourant la difficulté. Je vous entends presque encore maintenant me souffler une conseil et je bute malheureusement toujours sur les mêmes difficultés. Vous n’étiez pas favorable à ce que je joue la Valse Brillante d’Auguste Durand, parce que je n’étais pas encore au niveau. Vous avez cédé à mon caprice. Résultat je la joue toujours comme un pied, d’ailleurs je n’ose plus la jouer. Dommage, parce qu’elle en jette plein la vue ! Dommage surtout que mes parents ne m’aient pas inscrite plus tôt. Vincent (mon mari) a fait onze ans de piano, il déchiffre lui. Moi je n’ai commencé qu’en 4e et n’ai eu que trois ans durant vos conseils. Quel regret !

Au troisième trimestre a lieu le concours de piano dans la salle d'étude où le pensionnat est réuni pour écouter les morceaux que chaque élève doit interpréter. Nous sommes en grand uniforme, nous avons toutes le trac, face à l'assemblée des élèves et religieuses qui ne nous quittent pas des yeux. L'une d'entre nous s'est même évanouie. Certaines jouent très bien, d'autres trébuchent parfois de façon catastrophique. Quant à moi, je m'en sors assez bien. Mme Clément ne met jamais de mauvaises notes.

Je me souviendrai toujours de la première fois où, à la fin de notre concours, la nouvelle supérieure Mme Ste Colette demande à Mme Clément si elle veut bien jouer quelque chose. Mme Clément en reste toute surprise, jamais auparavant elle n'avait reçu cette proposition, elle rougit comme une petite fille en s'excusant de n'avoir rien préparé, et exécute "au pied levé" mais assise tout de même! un morceau. Ah! Si elle s'y attendait… Elle est très applaudie. Les années suivantes, elle n'est plus prise au dépourvu et prépare même deux morceaux.

*****


En 4e les maths ont pour noms: algèbre et géométrie. Au début c’est facile, les explications sont claires. C’est après que ça se complique, extraire les racines carrées, ok, mais les cubiques, puissance dix me laissent sans voix et mon stylo sans encre. Je crois que Mme St Joseph a compris qu'avec moi, crier ne sert à rien; heureusement, j’ai la chance d’être assez bonne en orthographe et grammaire, à l'époque, je ne redoute aucun accord de participes avec ou sans verbes pronominaux, je prends plaisir à déjouer autant que faire se peut les pièges de la langue française. Et là, je vois bien qu'elle est satisfaite. Petit à petit, je la crains moins; j'admire son intelligence, j'apprécie qu'elle ne soit pas tatillon, je la trouve même franche et directe. Quand le sujet est clos, il est clos.

Mme St Jean-Marie assure toujours la littérature, nos morceaux choisis dans le gros livre Calvet alors que les autres écoles ont le Bordas. On ne chahute plus, mais on compte toujours les "voyez-vous." Est-ce l'époque du Moyen Age avec les sonnets de Ronsard ou des romantiques avec Lamartine ou Victor Hugo, c'est de toutes façons une matière que j'aime. Et Mme St Jean-Marie est un très bon professeur. Elle nous initie avec talent à la beauté des mots, à leur richesse, à leur compréhension. Elle développe notre sensibilité, la mienne en tous cas.


photo de 1968 de Carole Deffrennes



Notre deuxième langue est l'italien. Une matière que j'adore, lumineuse comme le ciel de ce pays, mélodieuse, chantante, Mme St Paul en est le professeur enthousiaste. Elle n'a pas son pareil pour nous faire aimer cette langue, la langue de Dante! Vantant les merveilles de l'Italie: les monuments de Rome, la Tour de Pise, Naples, Pompéi, Florence. Je l'entends encore nous réciter les jours de la semaine, en insistant bien sur les accents toniques qu'il fallait souligner, ça se terminait par: …il sabato e la domenica.

Elle a puisé dans la culture italienne son goût pour la peinture et le dessin. Des pots et des flacons, elle en a dans chaque pièce, car elle est en plus, professeur de la chimie.

Elle donne ses cours dans une petite salle de classe sympathique, en bas dans l'aile droite, que parfument les lilas au printemps. La partie du fond est occupée par une vitrine contenant son matériel pour les expériences. C'est là que sous nos yeux pleins de curiosité, elle décompose l'eau en hydrogène et oxygène, nous explique le danger des acides et les propriétés du mercure dont une petite boule roule sur la table…Ses mains ont souffert des manipulations de ces produits. Elle n'hésite pas à plonger ses doigts dans des mixtures étranges. Mme St Paul n'est pas belle, tout est de travers chez elle, sa coiffe, ses lunettes, sa démarche. Au début, on chahute, elle n'a pas beaucoup d'autorité, mais elle est très gentille, et ne se fâche jamais, ne nous dénonce pas non plus, elle ne fait que de doux reproches, si bien que finalement je crois qu'on ne l'embête plus. Pour ma part, je l'estime de plus en plus. Je vois bien que ses relations avec les autres religieuses ne sont pas faciles, elle est contente dans sa petite salle de classe ou au dessin au milieu de ses pots de toutes sortes. Je bavarde volontiers avec elle, elle me dit sa nostalgie des missions où elle a passé de nombreuses années, elle sait qu'elle n'y retournera plus. Nous nous aimons bien.

Cependant cette année-là, lui vient une drôle d'idée pour la fête de la mère supérieure. Elle veut mettre en scène la vie de Ste Colette et ne trouve rien de mieux que de me demander d'incarner le rôle puisque je suis son homonyme. Je lui fais part de ma réserve, je n'ai pas le talent d'une bonne comédienne. Cependant le rôle n'est pas difficile, il s'agit de se mettre en prières, de guérir des malades et de ressusciter quelqu'un. Elle insiste. Au cours des répétitions, je remplis bien mon rôle dans ma robe de bure, ensuite après les miracles, je meurs. Tout va bien. Mais dans la suite de la pièce, je deviens une statue, dressée sur son piédestal, les mains jointes, parfaitement immobile et que l'on vient vénérer en se prosternant. Je ne peux me retenir de rire en voyant mes amies s'incliner ainsi devant moi. Mme St Paul me gronde gentiment. "Promettez-moi de ne pas rire, c'est sérieux, vous savez". On devine la suite. J'en suis morfondue, les religieuses n'applaudissent pas, Mme St Paul est navrée, quel gâchis!
Je ne veux plus monter sur une scène.



*****



Toujours la même année, mon cœur s'est encore brisé de désespoir, laissant échapper des regrets que je ne mesure pas. Je me lie d'une amitié profonde avec Denise Masson. Elle est guide de France à Valenciennes et je suis attirée par son esprit, ses opinions, nous sommes en harmonie. En promenade, avec Edith et quelques autres nous chantons gaiement. Nous sommes d'un romantisme fou. Nous nous éprenons des beaux uniformes, des héros de la patrie, je voue pour l'heure un culte à Napoléon et au premier Empire, et puis aux premiers aviateurs. Je lis deux fois "Le grand cirque" de Pierre Clostermann, la vie de Mermoz, plusieurs St Exupéry. Je veux devenir parachutiste, enfin j'hésite avec hôtesse de l'air, c'est moins périlleux. Denise, elle, sera infirmière, au secours des faibles et des malades. Nous sommes toutes deux très idéalistes, nous connaissons la devise des guides : "Plus haut, toujours plus haut!" , la loi des scouts également. "Le premier devoir du scout commence à la maison", "Scouts! Toujours prêts!"
Mais je regrette de la voir si peu et je commence à lui écrire des petits mots auxquels elle répond volontiers. Tant et si bien que pour plus de facilité, nous décidons que notre correspondance se fera sur un cahier. Et l'on se prend au jeu, ce cahier devient notre journal, on lui donne même un nom, je crois que c'est "Pomme" parce qu'il est vert. Nous discutons de tout, du dernier film, des copines, de notre avenir. On se dit de fervents mots d'amitié, on ne se prive pas de critiquer les religieuses. Elles ont toutes un sobriquet: Grojo, J'en-ai-marre (Mme St Jean-Marie), Fifi, Popol, La Têtée (Mme Ste Thérèse) et aussi la Supette pour la supérieure. Tout y passe: nos jugements, nos colères, nos regrets, nos rêves, nos critiques, le tout pêle-mêle, au rythme de nos états d'âme.
Pomme ne cesse de faire des allées et venues, en douce naturellement. Quel plaisir de lire ce que l'autre a écrit, de guetter sa dernière trouvaille, d'y répondre! Voilà qui occupe bien le temps de l'étude du soir. Je suis impatiente. Hélas mon zèle me perd, trop appliquée sur ce qui est censé être un devoir, je ne vois ni n'entends La Têtée s'avancer au loin, bifurquer jusqu'à ma table, et sans hésiter, derrière mon dos, m'ordonner sèchement, sur un ton péremptoire qui n'admet aucune réplique: "Donnez-moi ce cahier immédiatement!" en tendant la main. Et là, mon sang se glace. Je suis paralysée. J'ai une courte hésitation, en un dixième de seconde, j'imagine les conséquences d'un refus, la bagarre entre elle et moi, la convocation de la Supette, le renvoi, l'accueil de mon père…D'une main molle et tremblotante, je lui remets mon trésor, … sur une phrase, sur un mot inachevé; je tremble, pas seulement à cause de l'engueulade, pardon de la réprimande qui va suivre, mais de ma faiblesse. J'ai perdu Pomme qui va livrer tous nos secrets, qui les livre déjà, La Têtée est enchantée de sa pêche, elle est repartie sur son estrade d'où elle m'observait en ennemie derrière ses lunettes et la voilà plongée dans nos confidences. Elle tourne les pages, et il y en a. Eplorée, je regarde Denise qui a tout vu et qui n'en mène pas large non plus. Elle me dit seulement: "Tu n'aurais pas dû lui donner!".
A son tour, Mme St Joseph après le dîner feuillette notre pauvre cahier vert. On devait super bien écrire car elle ne le quitte pas des yeux, sauf une fois ou deux où elle jette un regard incrédule et consterné dans notre direction. Je songe que maintenant elle sait à quoi s'en tenir sur l'opinion que nous avons de chacune des religieuses, et de la discipline de Callenelle.


A ma grande surprise, le ciel ne m'est pas tombé sur la tête. Mme St Joseph n'a pas crié. Certes, elle s'est moqué de nos talents d'écrivain, reprenant avec mépris quelques expressions de notre cru, en ajoutant : "…comme vous le dites si bien, et on va voir maintenant de quoi vous êtes capable…" Elle a assez vite repris un comportement normal à mon égard, comme si rien ne s'était passé. J'en déduis qu'elle n'est pas si méchante, et j'en viens à espérer qu'elle me rendra notre "Pomme" à la fin du trimestre; il n'en est rien, je n'ose pas aborder le sujet, ce serait me jeter dans la gueule du loup que d'aller le lui demander.... Pour le coup, elle crierait que je ne manque pas de toupet.
Denise et moi, on ne s'est plus écrit, on s'est séparées, à mon grand regret. Et l'année suivante, elle n'est pas revenue.
Pomme est allé dans les mains de Mme Ste Colette…mais je n'ai pas été renvoyée.
J'aimerais tant l'avoir encore en ma possession aujourd'hui …

Edith est toujours là, excellente amie. Dans l'autocar, nous nous mettons à plusieurs toujours au fond. Edith sort sa guitare: "Alouette, gentille alouette", "elle descend de la montagne à cheval", Jacques Brel: "Sur la place chauffée au soleil…", Brassens: "l'Ave Maria…Par le petit garçon" et bien d'autres encore. Tout le monde chante à l'arrière du car, à l'aller surtout, au retour un peu, pour se donner du baume au cœur. Cette gaieté est bien vue. Fanny, elle, souvent malade, est à l'avant du car.



*****



En 1959, Mme Ste Claire, navrée, nous annonce la mort de Gérard Philipe. Je suis étonnée de l'annonce de cette nouvelle, il est rare que nous soyons tenues au courant de l'actualité en France, je ne connais rien de Gérard Philipe! A la chapelle, chaque matin à la messe, on ne prie que pour Baudouin Ier, roi de Belgique qui n'est toujours pas marié, dont on colle depuis toujours le même timbre à son effigie sur nos enveloppes. Nous n'avons pas la télévision à la maison, je sais que notre président est le général de Gaulle, que le maire de Lille s'appelle Augustin Laurent, point final. Je sais aussi qu'à Callenelle, en promenade, nous passons devant la maison d'un communiste, comme si c'était celle du diable. J'ai résumé toutes nos informations, mon éducation politique et de culture moderne ne sera pas plus avancée quand je quitterai Callenelle.

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