lundi 22 mars 2010

CHAPITRE XXVIII

1962-1963 Dernière année. Emancipations.



Nous sommes 3 élèves en 1ère au début de l'année, toujours sous l'autorité de Mme Ste Claire. Force est de reconnaître que sur le plan de la scolarité, nous sommes privilégiées, nos professeurs sont d'excellentes maîtresses, nos cours sont quasiment des leçons particulières. Il reste donc Karin, Claude et moi. Bientôt Marie-Noëlle Paret intègrera notre petite promotion, elle s'est fait exclure du Sacré-Coeur de Lille et Mme Ste Claire a d'emblée un oeil sévère sur elle. Je trouve notre nouvelle compagne bien gaie, d'autant que nous partageons quelques ami(e)s communs à Lille. Quant à Claude Reyer, déjà pensionnaire depuis plusieurs années ( 2 ou 3 ?), elle continue à nous impressionner par sa personnalité. Elle est espiègle, facétieuse, décontractée, intelligente et cultivée. Elle doit sûrement avoir des défauts mais je les ai oubliés. Il me semble important que je la situe. Nous avons toutes en mémoire sa présence, à en juger par les témoignages (bien utiles) que je reçois.
Elle est parisienne et à côté d'elle, nous ne sommes que de petites provinciales, c'est clair. Nous ne tardons pas à savoir que son père est journaliste à Paris-Match, qu'il effectue de par le monde de grands voyages et que de temps à autre, il signe des reportages dans cet illustre magazine. Claude a une grande admiration pour son père, doublée d'affection bien sûr. Je ne sais pas pourquoi elle se retrouve à Callenelle, que je qualifie de trou perdu, mais j'en soupçonne une hypothèse, Georges Reyer est un ami de Mme St Joseph. Je n'en sais pas plus. Toujours est-il qu'à chacune de ses visites à Callenelle, l'émoi de la religieuse est perceptible et nous les apercevons de loin marchant côte à côte dans la cour d'honneur. Claude adore les visites de son père, comme nous, elle se sent loin du cocon familial. Je l'envie, je l'écoute, je la réconforte au besoin, mais Claude ne s'apitoie pas sur elle-même, elle est pleine de projets, de soif de vivre, du désir de comprendre les pourquoi des différentes religions et civilisations.
Bref! Pour avoir partagé une certaine intimité durant notre dernière année dans cette petite salle de classe et dans ma chambre, nous sommes devenues très proches, amies, confidentes, liées par des secrets et des enthousiasmes d'adolescentes.

En réalité, Claude n'a pas froid aux yeux et fourmille d'idées pour soulever le "couvercle autoritaire" de cette marmite qui nous écrase. Et elle n'a aucune peine à me rallier à son panache!

Mme Ste Claire nous tue avec ses versions latines. Prise au jeu de son enseignement, elle est passionnée de…disons Cicéron ou Tite-Live ou Virgile ou les trois à la fois, et entreprend de nous faire traduire toutes leurs œuvres ou à défaut de larges extraits. Tâche impossible! Les bras nous en tombent, les cheveux aussi, on se les arrache! Nous décidons donc de nous procurer dès que possible les traductions de ces auteurs. Nous nous répartissons les frais de cet investissement, elle se charge de Cicéron et moi de Virgile. C'est ainsi que je vais fébrilement au Furet du Nord rechercher les précieux fascicules.
Quel plaisir de n'avoir plus qu'à recopier des paragraphes. Tous nos devoirs se font avec allégresse dans notre chambre, tournant le dos aux allées et venues éventuelles de Mme Ste Claire. Nous rions de notre malice et poussons notre ruse jusqu' à changer certains mots pour ne pas rendre des copies identiques ou trop parfaites. Au besoin, on glisse un petit contre-sens pour faire bien. Pas de non-sens, non! Cela coûte trop cher.
Peut-on l'imaginer? Cette application à falsifier une traduction ou à la recopier nous a permis de faire de réels progrès: nous comprenions la construction des phrases. Il est même arrivé que Mme Ste Claire soit prise en." erreur " mais on ne pouvait quand même pas la confondre. Nous nous serions trahies.

J'en viens maintenant à relater notre plus belle audace.
Nous avons appris très vite, peut-être même l'année précédente, comment passer d'une chambre à l'autre, sans passer par le couloir. Il suffisait de passer par la fenêtre. C'est simple comme bonjour, nous écartons délicatement les charnières coulissantes à gauche et à droite et la fenêtre bascule à l'avant, reposant sur le bureau. Vu la hauteur de notre étage, nous y allons avec précaution. On grimpe sur une chaise, puis sur le bureau et nous voilà à quatre pattes sur la large gouttière, frappant discrètement chez les voisines; bien évidemment on attend que le couvre-feu soit largement dépassé, que notre surveillante ait fini ses prières et sa journée. Et nous nous retrouvons ainsi, par les belles nuits de clair de lune, rêvant aux étoiles et à notre avenir, assises sur la gouttière. Très vite, nous avons un petit creux et faisons provisions de gâteaux, chocolats et friandises de toutes sortes. Et pour terminer, une, voire deux petites cigarettes s'imposent. Nous fumons tard dans la nuit par crainte que la fumée ne nous trahisse et surtout nous prenons soin de calfeutrer la porte. Je punaise sur la vitre de ma porte un épais tissu sombre, ce qui me permet de laisser la lumière allumée. Je dissimule la lampe sous un abat-jour improvisé. Quelles merveilleuses soirées, plus belles encore car interdites et audacieuses. Nous ne sommes souvent qu'à deux. Le vertige, la fatigue, le travail, le froid, le manque d'intérêt, ou notre discrétion font que nos voisines préfèrent rester dans leur chambre.

Cependant la rigueur du climat nous contraint à rester au chaud. C'est ainsi que Claude, souple comme un chat, vient se réfugier dans ma chambre, la plus éloignée de celle de Mme Ste Claire; il n'y a qu'une chaise, nous voilà toutes les deux dans le même lit, serrées en tout bien tout honneur et toute chaleur l'une contre l'autre. Nous y allons de nos confidences, des heures et des heures à parler, l'une et l'autre, croquant ces soirées en même temps que nos chocolats. Parfois on s'endort l'une contre l'autre, et puis on se réveille surprises, il est trois heures du matin! Claude repart courageusement dans la nuit froide. Il ne faudrait pas que Ste Claire nous surprenne, elle en ferait une apoplexie. Que diraient nos pères? Nous n'osons même pas l'imaginer.

C'est alors que Claude commence à écrire un roman. Elle trace un plan, chapitre par chapitre, qu'elle soumet à mon appréciation sans pour autant en dévoiler le dénouement. C'est l'histoire d'un orphelin qu'elle prénomme Bruno. Tout me plaît, je lis son histoire avec curiosité, je ne changerais pas une virgule, mais hélas au bout de cinq ou six chapitres, Claude se trouve nulle et elle ne poursuit pas. Je suis déçue! Il est vrai que le bac approche et que sa motivation faiblit.
Claude et moi relevons nos premiers défis envers les règles de la religion catholique; Et si nous faisions notre premier sacrilège ? Chiche, on ne va pas à la messe dimanche! Et pire! On va communier le lundi sans être aller se confesser avant. C'est ainsi que toutes les deux, rougissantes, nous nous dirigeons, en riant sous cape, vers le banc de communion. Et curieusement, alors que nous avions cru mourir de honte, il ne se passera rien, hormis notre torture morale.
…Il est probable que quelque temps après, prise de remords, je sois allée me confesser. Je suis restée croyante et pratiquante quelques années encore.

Comment, mais comment ? ai-je pu après le baccalauréat partir sans dire adieu à Claude? Nous nous sommes écrits quelques temps et puis plus rien! Elle est partie vers son destin, vers ses rêves, son imagination a dû l'emmener loin. Mes recherches actuelles sont restées vaines. Nous avons, nous les femmes, le désavantage de changer de nom à notre mariage. Ce qui ne facilite rien. Je joue au détective privé sur mon ordinateur, en vain. Il est des histoires où quand on croit très fort à quelque chose, le miracle se produit…alors je ne perds pas espoir. Tiens, je suis sûre que cette idée l'aurait amusée: d'imaginer, une suite rocambolesque à notre amitié…

Et voilà! J'en arrive au dernier épisode marquant de ma vie de pensionnaire, ce n'est pas le plus glorieux mais il illustre bien mon état d'esprit, mon exaspération, ma nervosité de l'époque… Ma mémoire vient de me restituer la cause de cet évènement qui intervient un mois ou deux avant le bac. Mme Ste Claire nous met toujours en garde contre les mauvaises pensées, les fréquentations douteuses, elle veille sur notre vertu d'adolescente dont elle a la charge, elle redoute une amitié malsaine entre Pascaline et moi. Et un jour, (nous ne savons plus pour quel motif), Pascaline est renvoyée chez elle, pour huit jours. ( Elle est ravie, il fait beau et elle profite de son jardin). Je m'emporte alors contre cette décision catégorique, et je me retrouve dans une grande, mais très grande colère, je ne supporte plus Mme Ste Claire, non, je ne la supporte plus! Je suis hors de moi, si je ne crie pas, je parle avec violence:
" J'en ai assez! C'est fini, fini, je ne veux plus vous voir. J'en ai assez de cette pension de débiles. Maintenant, c'est décidé, Pascaline est partie, je pars aussi. Je pars! Rien ni personne ne m'en empêchera."
"Calmez-vous! Calmez-vous! Vous ne partirez pas." Nous sommes au réfectoire. L'affrontement a attiré d'autres religieuses. Je suis raccompagnée jusqu'à ma chambre, sous bonne escorte. Je me retrouve enfermée à double tour dans une chambre vide, qui n'est bien sûr pas la mienne. J'attends, assise sur le lit. Je me calme; je réfléchis, l'époque des révisions approche, ah! Si je pouvais rentrer chez moi! une ou deux heures passent. Soudain, j'entends des pas. Mme Ste Claire n'est pas seule. La poignée bouge mais la serrure est bloquée, la clé tourne à vide. Ses tentatives restant vaines, elle est bien obligée de reconnaître que la serrure est cassée. Elle me dit simplement de ne pas m'inquiéter et de rester patiente. Je souris, en fait, je ne suis ni pressée ni inquiète, je sais très bien comment je peux sortir en cas de nécessité; l'homme de service du village arrive enfin, je le connais bien, c'est lui qui s'occupe de l'entretien. Il passe par la chambre voisine et à quatre pattes sur la gouttière, s'introduit dans la mienne et débloque la serrure de l'intérieur sans aucun problème. Ma colère est tombée. Celle des religieuses aussi. Mme Ste Claire est un peu confuse et je lui présente mes excuses. Elle comprend ma nervosité. Nous sommes à quelques jours du baccalauréat.

Ainsi se termine l'année. Le jour vient où nous bouclons les valises. Il ne me reste plus grand'chose d'ailleurs. Toute la communauté prie ou va prier pour le succès de notre examen. Je dois bien admettre qu'au moment des adieux, je suis émue, chaque religieuse y va de son petit mot d'encouragement, d'un mot d'adieu affectueux et sincère. Quelques sœurs m'embrassent. Je les aime bien, elles, et Mme St Paul… Nous quittons Callenelle quinze jours avant l'examen.

Il fait beau. Catherine vient d'avoir son premier enfant, Olivier. Elle m'invite à Hardelot où je révise mon bac tout en m'occupant de son fils. Je ne me fais pas prier, c'est génial! Il a deux mois, je l'adore. Ainsi dans les dunes, sous un doux soleil de juin qui me donne un joli hâle, entre deux biberons et pleins de câlins, je me prépare.
Pour mettre toutes les chances de mon côté Maman tient à m'annoncer une bonne nouvelle: Soisic est sur le point de se fiancer. Oui, oui, un garçon très bien paraît-il. Que du bonheur.

Je suis naturellement inscrite à l'académie de Lille. A ma surprise, mon livret scolaire ne comporte que de bonnes appréciations, j'en suis touchée car mon comportement pouvait me laisser craindre de désobligeantes remarques. J'en viens même à regretter d'avoir été si désagréable, je ne suis pas fière. A la maison, Maman soigne mes repas et se dévoue. Sa sollicitude me touche, son beau-frère médecin lui a même conseillé un remède susceptible de stimuler la mémoire, et a déconseillé l'abus de cerises la veille de l'examen. Dans la cour d'un grand lycée, les candidats sont nombreux, garçons et filles, l'appel se fait par ordre alphabétique. Quel trac!


Pour la première fois de ma vie, je suis dans une salle de classe avec des garçons…Eux qui se voulaient crâneurs et fiers sont là un peu coincés, personne ne frime. J'aperçois un ami, Benoît Descamps, le voisin d'en face. Nous échangeons un sourire qui se veut réconfortant. Je remets à plus tard mes désirs de séduction…

… Malgré un 16 en latin sur un texte de César, je n'ai pas obtenu la moyenne à l'écrit, je n'ai eu que 4 en maths pour avoir résolu une seule équation. Admise à passer l'oral, je supplie Anne de m'accompagner, j'ai un trac fou. Et gentiment elle attend avec moi dans le couloir, des minutes, des heures interminables…


REÇUE

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