mercredi 24 mars 2010

TABLE DES MATIERES

Préface
Avant-Propos

Chapitre I Le premier jour
Chapitre II Le pensionnat, Les dames de St Maur, Les élèves en 1950
Chapitre III Le dortoir des petites et la toilette
Chapitre IV Le douloureux réveil
Chapitre V La chapelle, La messe
Chapitre VI 1950-1951 Ma première année
Chapitre VII 1951-1952 Deuxième année
Chapitre VIII Le réfectoire, Le petit déjeuner, Les repas
Chapitre IX Les récréations
Chapitre X 1952-1953 Mme St Alfred Communion solennelle de Catherine
Chapitre XI La rentrée scolaire
Chapitre XII L'organisation des classes, Les inspections
Chapitre XIII Le dimanche
Chapitre XIV Une année scolaire: La Ste Catherine, Le cinéma, La vente de charité,
La distribution des prix
Chapitre XV Mes malheurs (1952-1953)
Chapitre XVI Soisic, Jean-Pierre à Froyennes (1952-1953)
Chapitre XVII 1953-1954 Anne
Chapitre XVIII Les petites vacances Sr Christine
Chapitre XIX 1955-1956 Le cinquantenaire Mme Ste Monique
Chapitre XX 1956-1957 Ma première 6e Mme Clément Notre Communion solennelle
Chapitre XXI 1957-1958 Mme St Jean-Marie
Chapitre XXII Maman
Chapitre XXIII Mme Ste Claire
Chapitre XXIV 1958-1959 Mme Ste Colette la nouvelle supérieure, les sorties de classe,
les sorties de quinzaine
Chapitre XXV 1959-1960 La classe verte de Mme St Joseph
Chapitre XXVI 1960-1961 En troisième
Chapitre XXVII 1961-1962 Classe de seconde Un bon petit diable
Chapitre XXVIII 1962-1963 Dernière année Emancipations

Epilogue

PREFACE

Mes souvenirs de pensionnaire n’ont rien d’exceptionnels, à cette époque les pensions sont toutes les mêmes, mais voilà Callenelle, c’est Callenelle, c’est ma pension, et pas seulement la mienne, celle des religieuses et des élèves qui y sont passées.

Pour y avoir séjourné 13 années, je me sens capable d’en retracer la vie, de 1950 à 1963, une histoire vieille, toute ridée et désuète, mais elle est, à mes yeux, surprenante, navrante et attachante ; je dois le dire, j’ai la mémoire bousculée par le bataillon de souvenirs qui se disputent : « J’étais là avant toi, tu m’as oublié, c’est pas comme çà, tu confonds, tu en rajoutes… », j'ai le cœur malmené à la fois par des sentiments qui se mélangent confusément, et par des doutes issus de cette éducation, elle-même issue d’un autre âge.

Quel devoir difficile, je souhaite être drôle sans choquer, expressive sans aller dans l’excès, minutieuse sans tomber dans l’ennui, sincère et fidèle, autant que faire se peut dans un domaine aussi incertain que celui des mémoires d'enfance. Les temps, les mœurs ont bien changé mais nous sommes ce que nos aînés ont fait de nous ; je veux leur rendre hommage et le transmettre.

Dernier mot : A la chapelle Mme Ste Claire, ou plutôt, Sœur Ste Claire nous faisait prier pour notre futur mari, qu’il soit pourvu des plus belles qualités. L’enjeu en valait la peine, j’ai été très fervente, ça oui, et récompensée : sa patience est exemplaire, délaissé qu’il est par mes absences et par mes rêves dans cet ailleurs lointain.

AVANT-PROPOS

Pour faire plaisir à mon père, je suis née le jour de sa fête, un 27 décembre, en 1945, c'est la St Jean. Nous sommes au salon du 52 Rue St André à Lille, seule pièce chauffée au lendemain de la guerre. Je pousse mon premier cri dans les bras du Dr Bataille.
"C'est une fille!" annonce-t-il satisfait.
"Ah, bon" dit mon père, un rien désappointé.
"Comment l'appelerez-vous ?" demande ce bon médecin.
Mes parents réfléchissent: " Euh!… à vrai dire…"
"Et si vous l'appeliez…Colette ?"
Ils se regardent tous les trois, et optent à l'unanimité pour cette proposition. Je n'ai pas mon mot à dire, je tête vigoureusement le sein de ma mère sous son œil attendri. On a tous faim, il est sept heures du soir.
Ma mère va avoir quarante ans déjà. Elle me donne une petite sœur, un an et demi après. Notre mère n'est plus toute jeune. Elle aura eu six enfants en huit ans, pendant la guerre. Elle en sort, fatiguée et souffrant d’une mauvaise circulation dans les jambes, se déplace difficilement.

Ma santé est délicate, je n'ai pas d'appétit. Survient une congestion pulmonaire, qui me mène tout droit à l'hôpital de Berck. Un jour mes parents entendent à la radio qu'un incendie s'est déclaré dans l'hôpital Calmette, le mien! Affolés, ils y partent avec mon frère aîné Jean-Pierre…Je suis toujours là, heureusement, mon histoire serait déjà finie. J'ai deux ans.

De retour à Lille, après une année de convalescence en Bretagne chez une tante, je perds de nouveau l'appétit. Raison officielle que je veux bien croire: à Lille, toutes les cheminées de la ville recrachent les fumées noires de charbon, à commencer par les nôtres. Mais je soupçonne la raison officieuse: ma mère a voulu m'inscrire à l'école Ste Catherine, l'horreur, pour une petite fille de trois ans et demi, bousculée et assourdie dans une cour de récréation sinistre, contrainte à rester assise sans bouger en classe…Je pique des colères, à tour de rôle, Maman, Catherine, ou "la bonne" Jeannine doivent me traîner sur le trottoir, me porter, je m'en souviens parfaitement. Cela ne peut plus durer…

Mes parents décident donc de me mettre en pension, comme le sont déjà mes frères et sœurs. L’air de la campagne me fera du bien ! Maman ne garde pour l’instant que la petite dernière, Anne. C’est ainsi que je rejoins mes deux sœurs aînées rentrées en octobre.

CHAPITRE I


Le premier jour

Je ne sais pas en quelle année je suis entrée au pensionnat. Ma mère n'a pas su me le dire avec précision. En fait, il me semble que c'est en Janvier 1950. Je viens d'avoir 4 ans. Les archives ou le témoignage d'anciennes pourraient peut-être le confirmer. Toujours est-il que je suis très jeune.

Je garde, bien inscrit dans ma mémoire, ce jour où je franchis pour la première fois le seuil du pensionnat. Mes parents et moi sommes reçus au salon. Je suis plantée devant un tableau de la Crucifixion, qui, à n'en pas douter, doit me préoccuper. La dame toute habillée de noir me prend sur ses genoux. C’est la Mère Supérieure Madame St Alfred, très douce. Bientôt, elle nous conduit à la Chapelle. Je suis maintenant dans ses bras. Elle ouvre la porte et de loin me montre une petite lumière rouge qui tremblote dans le choeur. « Tu vois, il y a quelqu’un là. Tant que la lumière brille, il est là, le petit Jésus, tu ne le vois pas mais il te voit, il ne faut pas faire de bruit. » J’ai beau regarder, je ne vois personne, je trouve que c’est bien sombre et bien silencieux, d’autant plus qu’elle parle à voix basse. Elle m’embrasse affectueusement. Je ne suis pas triste de voir mes parents repartir, et j’ai trois bonnes raisons, 1 cette vieille dame est très gentille, 2 j’ai deux sœurs qui sont déjà élèves dans le pensionnat, je ne suis pas seule ; et nous sommes dans le même dortoir. 3 je ne sais pas ce qui m’attend.

Le soir venu je suis contente, c’est comme la fête au dortoir. Les filles me regardent tout en rangeant leurs affaires ; elles se montrent leurs chemises de nuit, mais aussi leurs poupées, leur nounours. Chacune enferme ses trésors dans la table de nuit. Les mieux équipées déploient une carpette. Ce premier soir on a le droit de chuchoter. La religieuse donne ses ordres : les 6 chemises de corps en haut à droite, les 10 culottes en bas à gauche… C’est Catherine ma sœur aînée qui range mes affaires, elle est en quelque sorte ma marraine, les plus jeunes ont toutes une marraine désignée. Celle de Soisic est Claudie Ardaens. Je regarde de tous mes yeux cette animation : c’est bien plus gai qu’à la maison ! Je me déshabille, je retire tout et me voilà toute nue ; je me baisse pour ramasser mes vêtements et j’entends soudain la clameur et les rires des autres dans ma direction, une robe noire s’approche et me cache dans sa grande jupe : « Non non, ce n’est pas comme cela que l’on se déshabille, pas toute nue, voyons ! » ; je suis un peu étonnée de tous ces regards. Maman aurait tout de même pu me prévenir !

CHAPITRE II

Le pensionnat, les Dames de St Maur, les élèves en 1950.



CALLENELLE est l’institution idéale, surtout à l’époque des familles nombreuses. Elle est destinée à l’enseignement et à l’éducation des jeunes filles issues de la bourgeoisie. Dirigée par les Religieuses du St Enfant Jésus, dites Dames de St Maur, c'est un ordre fondé par Nicolas Barré en 1675. D'après notre encyclopédie du Larousse, les religieuses sont au nombre de 2000 en 1966. La maison mère est à Paris, elle a des succursales, dites missions, dans plusieurs villes et quelques pays comme la Malaisie ou le Japon. Ici, l’établissement est français, mais situé à 15 km de TOURNAI en Belgique.

En 1948, l’institution, qui n’accueille que des pensionnaires, est réputée pour la qualité de son enseignement, de ses services et de son environnement. C’est « la petite sœur » de « Blanche de Castille » à Lille. Elle accueille environ 150 élèves et les religieuses sont ici au nombre d’une vingtaine environ.

Le domaine a de grands bâtiments en U autour de la Cour d’Honneur au milieu de laquelle trône une accueillante statue du Sacré-Cœur entourée de rosiers et d’une couronne de violettes et de corbeilles d'argent. Le pensionnat a également une annexe située dans le village appelée « L’école ménagère » reliée au domaine par une superbe allée taillée en treille. Y sont accueillies les élèves qui sont formées pour devenir de bonnes maîtresses de maison.

L’accès au pensionnat se fait par une sombre allée de marronniers où l’atmosphère est tout de suite écrasante. De hautes haies de charme gênent à la fois la vue et l’accès aux beaux vergers et potagers qui la bordent. Le poulailler, quelques clapiers et le tennis sont aussi à l’abri des regards. Un château d’eau alimente quelques points stratégiques des bâtiments ; de grands espaces sont réservés aux récréations de plein air, la terre y est noire et poussiéreuse, et les plates-bandes souffrent des jeux de ballons…
Les allées sont toutes ornées de statues, on en trouve à chaque détour, lieux de recueillement obligés en de multiples occasions. Saint Joseph sous son abri, la vierge Marie dans sa grotte. Michel tient sa lance, Bernadette son rosaire, l’archange Gabriel son sourire, Thérèse son missel….sans oublier le Calvaire, une grande croix sur un tas de pierres enfouies sous le lierre.
Deux beaux magnolias solennisent l’entrée de la cour d’honneur.

En 1950, Les Dames de St Maur ont une hiérarchie bien établie :
La mère Supérieure, appelée « Madame la Supérieure » La fenêtre de sa chambre est celle au-dessus du perron.
Les religieuses enseignantes ont pour titre :"Madame St(e)". C’est, semble-t-il leur dot qui détermine la hiérarchie car elles ont eu accès à l’instruction et sont diplômées. La plupart sont françaises.
Les sœurs appelées : "Sœur" sont donc des subalternes affectées aux humbles tâches ménagères. Curieusement, elles sont toutes étrangères, exilées d’un pays persécuté par les guerres : polonaises, portugaises, espagnoles et italiennes et même une russe.

Leur costume est à l’image de leur vie, pas bien gai ! même tout à fait sinistre. Je vais essayer de le décrire bien qu'il soit très compliqué. Je n’ai pas eu l’audace de compter les jupons. Tout est noir, les chaussures, les chaussettes, les jupons, la jupe très plissée, le corsage sans col, le tricot de laine et la cape qui recouvre la poitrine. Souvent un tablier sur le tout. Pour ornement un crucifix reposant confortablement sur toutes ces épaisseurs. Et enfin la coiffe : au-dessus d’un bonnet serré sur le front d’où pas un cheveu ne dépasse, la coiffe est triangulaire et descend le long des joues comprimant les bonnes mines éventuelles et accentuant la sévérité du visage. Cette coiffe est faite d’un voile qui peut se rabattre sur le visage. C’est ainsi par exemple qu’elles s’avancent vers le banc de communion, tête baissée dans une attitude recueillie. Je cherche à deviner qui se cache sous cette apparence de femmes voilées. En été, elles sont écrasées par la chaleur et s’en plaignent parfois. Combien de fois les verrai-je ruisselantes, s’épongeant le front. A propos des sœurs qui repassaient, balayaient, astiquaient, cuisinaient, jardinaient… ainsi vêtues, je citerai cette phrase de Verlaine :
« La vie humble aux travaux ennuyeux et faciles est une œuvre de choix qui veut beaucoup d’amour. » ( inscrite sur une image de feu mon missel !)

A certaines heures, elles déambulent dans le parc, tête penchée sur un livre d’office, ou les mains cachées, enfouies dans les manches, comme sur la photo.



J’admire la perfection avec laquelle ces religieuses savent s’habiller : derrière les rideaux de leur alcôve, elles se lèvent au premier coup de cloche discret annonçant l’office matinal. A la lumière d’une faible veilleuse et sans miroir, elles ajustent au millimètre près coiffe, boutons, jupes. Soir ou matin, j'observe avec curiosité leurs ombres en mouvement. Quand un peu plus tard je décide moi aussi d’être bonne sœur, je redouble de ferveur dans mes prières pour avoir la patience de venir à bout de tant de complications. Pour l’instant je m’énerve vite contre deux agrafes récalcitrantes !

Notre uniforme à nous est strict aussi mais moins sinistre tout de même. Il est bleu marine des pieds à la tête, (pas de socquettes ni de bas, que des chaussettes !) ce qui anéantit tout effet de coquetterie, tend à dissimuler les différences de budget en la matière, diminue le nombre des lessives, qui se font au chaudron, rappelons-le. Les dimanches et jours de fêtes, nous sommes en grand uniforme : béret, col blanc, gants blancs, chaussettes blanches. Quel problème ces chaussettes blanches, après quelques lavages répétés elles se fatiguent vite, elles tombent comme des tire-bouchons. Nous mettons alors des élastiques pour les maintenir, si serrés parfois que le sang ne circule plus. Et comment maintenir des chaussettes blanches, propres, quand on joue sur un terrain noir ?

CHAPITRE III

Le dortoir des petites et la toilette.

LE DORTOIR du ST ENFANT JESUS également appelé dortoir rose est celui des élèves du primaire. Il est situé en face de l’entrée de la Chapelle. Les lits en fer forgé, une trentaine environ, les tables de nuit, les tabourets sont parfaitement alignés. Aux quatre coins une alcôve, celles de l’angle A est celle d’une "dame", celle de l’angle C est celle d’une sœur. Les deux autres, la B et la D sont occupées par des élèves privilégiées, pas peu fières d’ailleurs, qui sont peut-être précoces. Derrière leurs alcôves, elles font des tas de cachotteries. Je n’y aurai jamais droit, cela m’est bien égal car leurs rideaux ne sont quand même pas un obstacle aux inspections des surveillantes. La veilleuse allumée en permanence me rassure. Un crucifix est accroché au mur, sur une tapisserie du genre le petit chaperon rouge dans la forêt. D’étroites armoires à linge en bois alignées de part et d’autre.
Au fond, les lavabos, non ! des cuvettes en porcelaine blanche avec des cruches assorties sont disposées sur des étagères de part et d’autre de la porte. Elles sont destinées à la grande toilette : à l'heure dite, nous sommes chacune devant notre cuvette en tenue adéquate: nous avons juste un maillot de corps et notre chemise de nuit est nouée à la taille par les manches. Les ablutions terminées, nous vidons l'eau dans un seau destiné à cet usage. Un soir, je suis en retard, le seau n'est plus là. Il est interdit d'aller jusqu'aux toilettes avec la cuvette en porcelaine, mais je ne vois pas d'autre solution pour la vider; tandis que je transporte ma précieuse cuvette, je sens le nœud des manches de ma chemise de nuit se desserrer, je vais me retrouver à demi-nue, je serai la risée des élèves du dortoir, je tente un mouvement pour empêcher la chemise de glisser et la cuvette m'échappe et s'écrase sur le plancher dans un fracas de porcelaine brisée et d'éclaboussures. Cette désobéissance doublée de maladresse est sévèrement punie mais je pleure davantage pour mon malheur, une détresse de petite fille qui n'a pas de chance; je n'ai plus que la cuvette en émail, celle qui est destinée à la petite toilette du soir qui se fait dans une pièce à l’abri des regards.
Le dortoir rose a son règlement, un règlement parfait.
Une fois lavées, nous nous soumettons à l’examen de toilette devant la religieuse: c’est une sorte de gymnastique destinée à montrer la propreté des oreilles, du cou, des mains, des coudes, des genoux et des pieds.
Pour terminer la journée, nous récitons la prière du soir toutes ensemble, à genoux au pied du lit.
Puis, nous lançons: « Madame nous vous souhaitons le bonsoir! » sur un petit ton chantant. Enfin nous nous mettons au lit, en suçant notre pouce pour certaines ou en serrant bien fort notre doudou, un gros ours, une peluche, une poupée,. Je voue à ma première poupée, qui n’est pourtant pas bien belle, des trésors de tendresse.

Chaque semaine, nous avons la visite de l’armoire à linge. Les piles doivent être impeccables. La note d'ordre compte sur le bulletin. Suivie par l’examen de lessive : il consiste à étaler sur le lit une serviette de toilette usagée et à disposer dessus le contenu de notre sac de linge sale, bien plié ! La surveillante vérifie qu’il soit marqué, et note la quantité. J’aurai l’occasion d’en reparler.
Nous cirons nos deux paires de chaussures régulièrement, celles de la semaine et celles du dimanche, selon une méthode bien précise, dans une pièce réservée à cet usage près des toilettes.

Les toilettes se font en silence. Pas toujours, cependant, lors d’une fête religieuse, le matin ou le soir, c’est selon, nous répondons à une litanie, c’est celle de tous les Saints, de la Vierge Marie, du St Nom de Jésus (ah non, pas celle-là, sa fête est le 2 janvier donc nous sommes en vacances !) ou de St Joseph le 19 mars ; elles ont des pièges, elles sont très longues, entre chaque louange, il faut dire « priez pour nous » mais soudain, sans prévenir car le ton est monotone, ça change, il faut dire « exaucez-nous » ou « ayez pitié de nous » ou « délivrez-nous Jésus ». Je revois Sœur Madeleine ou Sœur Simone avec leurs petites lunettes énumérant tous les noms, auxquels nous répondons « priez pour nous » tout en nous lavant les dents au-dessus de notre cuvette… Quelque chose au fond de moi me dit que c’est un peu ridicule. Les litanies se récitent aussi dans les rangs.

Une fois par quinzaine, nous prenons un bain. Nous descendons par petits groupes au rez-de-chaussée où se trouve la salle de bains équipée de quatre ou cinq baignoires. Mon premier bain est surprenant, je ne dois pas retirer ma chemise pour aller dans l’eau. Pas toute nue ! C’est ainsi que l’on me frotte. Je pense : à la maison, on ne fait pas comme ça !

CHAPITRE IV

Le douloureux réveil

Sept heures moins cinq déjà ? … pas possible! les nuits passent trop vite!
Un vibrant « Benedicamus Domino ! » interrompt brutalement et sans ménagement notre sommeil.
Quelques voix répondent mollement : « Deo Gratias ! »
« Plus fort, je n’ai pas entendu » crie la religieuse en tirant sur la sangle des persiennes qui s’enroulent dans un vacarme détestable.
« Deo Gratias ! » reprend-on sans beaucoup de conviction suivi du sempiternel « Madame (ou ma sœur) nous vous souhaitons le bonjour !».
Dehors la cloche de la Chapelle sonne trois petits coups… puis trois petits coups… puis encore trois petits coups… et ensuite à toute volée, c’est bien sûr l’Angélus. La religieuse répond :
« Bonjour mes enfants. L’ange du Seigneur a annoncé à Marie qu’elle serait la mère du Sauveur ».
Nous : « Et elle a accouché selon l’opération du Saint-Esprit » Le latin est beaucoup plus rapide : « Et concepit de Spiritu sancto » 5 mots seulement !
Elle « Je vous salue Marie... » et ainsi de suite.
Pour mémoire ou information, l’angélus est une prière qui se récite trois fois par jour. Elle se compose de trois versets entre lesquels on récite un « Je vous salue Marie. », donc trois, suivis d’une oraison. C’est ainsi que tous les matins nous sommes vertueusement réveillées.
On s’active, on ne traîne pas, on ouvre son lit en grand, on fait sa toilette, on s’habille, on refait son lit, on vide si nécessaire le pot de chambre, et pour faciliter le ménage, on retourne son tabouret sur le lit et on roule sa carpette, (moi je n’en ai pas, mais un jour mon frère aîné nous en rapportera une d’Algérie où il fait la guerre, à Anne et à moi, une magnifique rouge brillante avec des chameaux, qu’est-ce qu’on l’aime notre frère, et sa carpette !) on plie sa chemise de nuit dans sa pochette, on embrasse en hâte notre poupée, lui recommandant d’être bien sage.
La religieuse tape dans ses mains. C’est le signal pour se mettre en rangs par ordre de taille, les plus petites devant, le béret sur la tête. Les rangs ne doivent pas se desserrer. On s’arrête à chaque porte. On ne repart qu’au claquement de mains. En avant pour la messe.

CHAPITRE V

La Chapelle La Messe




LA CHAPELLE est assurément un lieu où nous passons beaucoup beaucoup de temps.
Située juste en face du dortoir rose, sa porte en bois est à double battants que l’on ouvre en grand les jours de cérémonie. C’est comme il se doit un lieu sombre, les vitraux et les boiseries le long des murs en sont la cause. En entrant à droite, le bénitier près duquel se trouvent les prie-Dieu de la Supérieure reconnaissable à son petit coussin rouge et celui de sa seconde, à gauche, le confessionnal. Le parquet est magnifique, ciré et si brillant que l’on pourrait se voir dedans, des prie-Dieu alignés pour chaque religieuse, des bancs en bois bien durs pour nous, en face à gauche un petit autel pour la Ste Vierge, en face à droite, la chaire. Le banc de communion, lui aussi à deux battants, nous sépare du chœur. Au fond, l’autel bien sûr, orné de cierges et de fleurs, derrière lequel on peut monter par quelques marches pour exposer éventuellement le Saint-Sacrement au-dessus du tabernacle. Une porte dans le fond à gauche donne sur la sacristie. Au mur, les douze stations du chemin de croix que nous ne manquerons pas de parcourir en temps voulu.
Une bonne odeur d'encens et de cire flotte dans ce lieu. Les bouquets embaument: lys, lilas, arums. Voilà pour le décor tant de fois observé dans ses moindres détails.



LA MESSE

Nous entrons deux par deux. Celle de droite prend de l’eau bénite, en donne à sa voisine et nous faisons le signe de croix. On s’avance à hauteur du premier banc et stop ! un claquoir retentit, nous faisons la génuflexion, au deuxième coup on se relève et on se glisse six par six dans les bancs de part et d’autre.
L’aumônier n’est pas un jeune prêtre dont pourrait rêver une adolescente, c’est un vieil homme nommé là pour une fin de carrière paisible. Son presbytère est la maison située à gauche en quittant l’institution. Outre les offices certes nombreux, il assure les confessions, fait passer les examens de catéchisme, s’occupe des retraites. Il dépend de l’évêché de Tournai.
Ce premier aumônier est bientôt remplacé par un autre moins âgé mais handicapé. Il porte son nom comme un gant. C’est lui-même qui nous le dit en riant à un cours de catéchisme. Pierre Labrique ! L’illustration en personne d’un épisode de d’évangile : « Je suis Pierre et sur cette pierre, tu bâtiras ton église »…Elle sera solide avec un tel nom. Sauf qu’un accident de voiture ou moto lui a détérioré un genou, il se déplace lentement avec une canne. Un détail retient mon attention, il fume beaucoup, ses doigts sont jaunis par le tabac, sa soutane fortement imprégnée de l’odeur. Au tout début, le dimanche, il essaie de monter en chaire pour le sermon comme son prédécesseur, mais est vite contraint d’y renoncer. Il prêche dès lors au niveau du banc de communion, ce qui retire du prestige à sa prédication. Nous avons ainsi le loisir de nous dissimuler plus facilement derrière la voisine de devant et de somnoler quelque peu. Donc, il gravit douloureusement les trois marches de l’autel: la foi, l’espérance et la charité, et exécute lentement mais stoïquement ses génuflexions à chaque fois qu’il passe devant le tabernacle, se relever est périlleux; la communion se prolonge car il revient, boitant bas, au point de départ du banc avec l’hostie au bout des doigts. Quand il faut la donner à une centaine d’élèves en âge de la recevoir et à toute la pieuse communauté de religieuses, la distribution dure à elle seule un bon quart d’heure. La messe s'en trouve prolongée d'autant.

Un jour, ça ne manque pas ; l’hostie tombe. Consternation ! on arrête tout. Il lui faut remonter, toujours sans canne, les trois marches de l’autel, la foi, l'espérance et la charité, il cherche un petit mouchoir en pur fil de lin, (ce qui se fait de mieux), un peu d’eau bénite, la patène, redescend les trois marches, la charité, l’espérance, la foi, arrive sur le lieu du drame, se baisse, ramasse l’hostie, la dépose dans la patène, essuie le sol avec l’eau bénite et le linge, baise le sol et se relève enfin pour ranger ses saintes affaires. Il repart vers les trois marches… J’aurais bien voulu l’aider. Mais non, aucune femme n’est admise sans autorisation spéciale du diocèse à pénétrer dans le chœur ; une religieuse Mme Ste Monique a pourtant reçu cette autorisation car elle est sacristaine. Mais elle n’entre pas dans le chœur pendant l’office, seulement après, pour souffler les bougies avec son éteignoir. Elle agite de loin les clochettes en temps voulu, au sanctus par exemple. Dans le cas précis où l’hostie tombe à terre, il n’y a qu’un prêtre, qu’un homme qui puisse en laver l’honneur. C'est comme ça…
L’ennui, c’est qu’il est interdit de manger avant de communier, c’est une règle de l’église catholique en vigueur à l’époque, et nos estomacs crient famine. Il n’est pas rare de voir une élève défaillir, verte comme une pomme. De même certaines religieuses ne se sentant pas bien sortent en tremblant, soutenue par une consœur. D’autres s’accrochent stoïquement mais leur faiblesse a parfois raison de leur piété et tout s’écroule : bonne sœur, prie-Dieu, missel. Ce qui ne manque pas de nous divertir. Je rêve moi aussi de tomber dans les pommes mais je suis en trop bonne santé et n’atteint jamais la blancheur cadavérique souhaitée. Combien de fois j’implore le ciel, je prie les saints et récite des prières pour que ce bonheur m’arrive. Je voudrais faire semblant, simuler une pâmoison quasi mortelle, mais hélas, je ne suis pas brave, je crains de me faire mal, j’ai vu ma voisine avec une bosse énorme, de plus mon audace me rendrait rouge comme un coquelicot !

Aux protestations la réponse est calculée : « Le Christ a mis trois heures pour mourir sur la croix, vous pouvez bien patienter trois heures par semaine ! ». Plus tard je réfléchis : quarante cinq minutes multipliées par sept égalent trois heures quinze, sans compter que la grand’messe du dimanche dure plus d’une heure…on ne va pas chipoter ! mais je sais en partie pourquoi j’ai les genoux saillants et cagneux.

Après la communion, l'action de grâces se prolonge, permettant aux sœurs de regagner les cuisines. Je la mets à profit pour réciter le plus vite possible toutes les prières qui donnent droit à des indulgences. Ensuite je totalise mes jours. En toute logique, je devrais passer assez vite au paradis.
Claquoir! dernière génuflexion, nous quittons la chapelle en faisant la révérence à hauteur du prie-dieu de la mère supérieure, son œil droit contemple le tabernacle et le gauche est attentif à notre défilé.

CHAPITRE VI

1950-1951 Ma première année.

A 4 ans je suis incapable de suivre une messe. Je manque de m’écrouler, je commence à me sentir mal, je me balance, je me balance, je vacille mais je ne tombe pas, quelqu’un me prend, m’emmène et me recouche. J’ai alors un traitement de faveur, je quitte le dortoir pour l’infirmerie et suis sous la surveillance des Sœurs, plus particulièrement de Sœur Cécile, l’infirmière du pensionnat. C’est elle qui me fait faire la sieste et le soir, me met au lit en me recommandant de croiser les mains sur ma poitrine : « Tu vois, le Petit Jésus est dans ton cœur, il ne faut pas le laisser partir ; c’est ton ami, tu peux tout lui raconter ». Je la crois volontiers et m’endors du sommeil d’un ange. J’affectionnerai cette position bien repliée sur moi-même jusqu’à mon mariage, car elle n’est pas du goût de mon jeune époux, on le comprend bien.

Les sœurs sont ravies de ma présence! Tout au moins je le pense. Je les tutoie bien sûr. Elles ne sont que sourire. Je les suis à tour de rôle partout, dans les cuisines, elles me tiennent à bonne distance des fourneaux où je revois les grandes marmites de soupe et la grosse Sœur Clémentine qui soulève des couvercles fumants, j’ai droit à des spaghetti pas cuits, la toute petite Sœur Eulalie, à peine plus grande que moi, m’embrasse souvent, me gâte aussi; dans les potagers, je marche dans les sabots de bois de Sœur Christine trop grands pour moi ; à la lingerie, par une porte entr’ouverte, j’aperçois à travers une brume de vapeur une multitude de fers à repasser en fonte que l’on chauffe sur un poêle, il y fait très chaud, les soeurs sont nombreuses à s’activer, Sœur Hedwige, Sœur Sabine , Sœur Laetitia …Elles ont retroussé leurs manches et attaché le voile de leur coiffe avec une épingle. Je n’y suis pas admise, mes petits doigts sales laisseraient une regrettable empreinte sur les belles piles de linge amidonnées. Et moi je ne vois que des sourires. Je trottine derrière sœur Clémentine : au parloir, dans un grand placard quasi-secret dont elle détient la clef, elle trafique au milieu des cumulus, manettes et robinets qui distribuent l’eau chaude dans le bâtiment principal. C’est encore Sœur Cécile qui m’initie à la broderie, m’enseigne l’utilité du dé à coudre, m’apprend à enfiler une aiguille, à faire le nœud au bout du fil, quand je me pique elle dit : « c’est le métier qui rentre » et surtout elle a une lampe qu’on peut remonter et baisser comme on veut et même la balancer mais ça, ça ne l’amuse pas du tout. Elle est obligée d’être sévère. Avec elle, je brode ma première œuvre : un petit panier brun rempli de fleurs de toutes les couleurs, je m’en souviens bien car je mets très longtemps à le terminer. Très vite j’en sais bien plus à cinq ans que mes filles à treize. Mère St Alfred est bienveillante et vient souvent prendre de mes nouvelles ; je grimpe sur ses genoux, elle aussi se laisse tutoyer, je joue avec le crucifix qu'elle porte autour du cou, elle rit quand je lui dis : « Quand je serai grande je prendrai ta place, je serai mère supérieure ». Propos qui me sont rapportés par la suite. Elle ne me gronde pas souvent et toujours gentiment. Je suis couchée de bonne heure. Sa chambre est contiguë à l’infirmerie, elle jette parfois un œil pour me voir dormir. Entourée de tendresse, je ne suis pas malheureuse, bien au contraire.
C’est un peu plus tard que j’ai pris conscience de ce tutoiement quand un jour où ma mère venue nous chercher à la gare pour des vacances, interrompt mon gai bavardage en disant d’un drôle de ton. « Colette, on dit « vous » à sa maman ». Dès lors, quittant brusquement ma petite enfance, j'ai vouvoyé mes parents et les religieuses.

Un jour, j’ai une otite et beaucoup de fièvre. Je suis veillée par Sœur Hedwige. Je comprends qu’il fait nuit car elle est tout en blanc et ses cheveux dépassent d’un voile mal attaché. J’ai vraiment très mal et je dois probablement hurler car elle me supplie de pleurer moins fort pour ne pas réveiller la Mère supérieure ; elle me parle doucement, me raconte une petite histoire, chante un peu mais pas bien, elle a une patience d’ange. J’ai droit à une tasse de tilleul brûlante, tirée d’un thermos…enfin je vais mieux mais je reste alitée. Le médecin du village est venu m’ausculter. Dans la journée j’entends un piano, je l’entends toujours à la même heure, la sonatine progresse vite. Le soir encore le piano, des gammes, un autre morceau, j’aime. Je suis seule, me lève tout doucement et j’entrouvre la porte, c’est Claudie Egalon qui s'applique. Elle me rend mon sourire et me conseille d’aller me recoucher. Je dors beaucoup mais parfois le temps me semble long. Un polichinelle en bois est suspendu au-dessus de mon lit, je tire avec amusement sur les ficelles. Je n’ai pas le droit de l’emporter, il est aussi pour les autres malades. A quatre heures, j’ai droit à une orange !

Par la suite, notamment en 1956, je m’en souviens à cause de la grammaire latine que l’on m’apporte, je ferai d’autres séjours à l’infirmerie, avec des élèves souffrantes elles aussi. Nous échappons aux offices et à la classe, nous sommes choyées par les sœurs, et en dépit de nos fièvres, le lieu semble paradisiaque. Dès les premiers symptômes de grippe, nous y sommes en quarantaine. Il est arrivé une année que, à la joie générale, le pensionnat soit fermé pour cause d’épidémie.

CHAPITRE VII

1951-1952 Deuxième année



En 1951 je rentre en 12e (maternelle), en classe rose. Madame Ste Véronique ma maîtresse m’a placée tout au fond de la classe. Pas loin Francette Clabaut, Bernadette Meyer, Marie-Alice Egalon… Nous ne sommes pas nombreuses, une douzaine peut-être. J’apprends à écrire avec un crayon à papier, une ardoise et des craies, des lettres.

Nous apprenons à compter avec un boulier qui a vite fait de me fâcher avec le calcul : 3 fois sept boules à droite, ça en fait 2 à gauche et une à droite, moins 6 ? je suis perdue. Où faut-il mettre les dizaines, les centaines ? Depuis je confonds droite et gauche, pour se repérer il faut faire le signe de croix bien sûr, je n’arrête pas de me signer. Maudit boulier !
J’adore le piquage, c’est bien plus simple, les trous sont déjà faits : on dessine le contour d’un objet avec de la laine et une aiguille. Encore faut-il ne pas entortiller la laine autour du carton. J’apprends des comptines, des chansons, j'apprends à colorier, à découper, à classer des lettres et des chiffres….Parfois j’ai des bons points, des images. La vie n’est pas désagréable. Mme St Alfred vient de temps à autre nous rendre visite. Elle aime les enfants et nous prodigue ses encouragements affectueux.

Hélas, je réintègre le dortoir rose. Catherine n’y est plus, Soisic est à l’autre bout. Le soir, je commence assez vite à me sentir moins bien dans cette grande pièce où dorment des filles que je ne connais pas ; parfois, il y en a qui pleurent parce qu’elles sont tristes tout simplement ou parce qu’elles se font gronder. Il y a de la sévérité dans l’air. Quelques noms parmi d'autres : Brigitte Flourez, Anne-Marie De Gruson, Marie-Noëlle Michon, Marie-Alice et bien d’autres… Mes parents me manquent, ma petite sœur aussi. Je ne comprends pas pourquoi elle ne vient pas avec moi, elle a de la chance, sa petite école de paroisse est tout près de la maison, elle y revient le soir pour dormir. Petit à petit la tristesse m’envahit, l’inquiétude aussi. Je fais mon premier cauchemar, des voleurs tambourinent à la porte de la maison. Ils vont tuer mes parents. Je pleure.

Un dimanche de temps en temps les parents ont droit de visite. C’est tellement rare ! Les nôtres sont venus pour nous emmener au carnaval de Tournai. C’est magique. Quelle foule dans les rues au passage des chars, des géants, des défilés de majorettes, de musiciens…J’aperçois Brigitte Lesage une amie de ma classe avec ses parents, Papa s’est éloigné avec les plus grands. Maman essaie de nous tenir par la main Anne et moi, mais impossible ; ivre de liberté, attisée par la gourmandise, je lui échappe : du haut d’un char, une princesse jette, d’un geste large et prodigue, des poignées de bonbons à la volée, dans la bousculade, je n’ en attrape qu’un ou deux, pas de quoi me satisfaire et, malgré les appels contrariés de ma mère, je suis dans la cohue ce char qui avance à allure régulière. Je finis par m’arrêter sans pour autant m’être approvisionnée comme je le souhaite, le défilé continue ; voilà un autre char avec une autre princesse, je renouvelle mes tentatives désespérées durant quelques mètres mais la raison me commande de revenir sur mes pas. Je ne vois plus ma mère… Là je me prends une gifle bien sèche, assez méritée, je l’avoue. Le retour à la pension n’est pas glorieux, je ne suis pas fière, les parents nous quittent sans regret. Moi, je trouve que cette journée a été bien distrayante et Brigitte aussi. On en a bien profité. Mais nous n’assisterons plus à aucun carnaval.

Un évènement se prépare comme chaque année, c’est la Communion solennelle.
A cette époque la confection de la robe est laissée au choix des familles. Certaines communiantes ont de très jolies robes et des voiles en dentelle, dignes d’un mariage. Les comparaisons entre riches et pauvres ne manquent pas. Chacune est accompagnée d’un petit ange dont le rôle consiste entre autres à porter le missel de la communiante. La cérémonie est préparée de longue date. Je suis donc le petit ange de je ne sais plus qui. Je me souviens d’une grande lueur, suivi d’une bousculade, ma communiante, malgré toutes les recommandations, a tenu son cierge penché, le voile de celle qui la précède s'est enflammé. La grande robe noire est intervenue juste à temps, arrachant ce voile qui heureusement ne devait tenir que par un élastique ( ?)… C’est tout ce dont je me rappelle.

Ah si, j’ai très envie d’aller aux toilettes et j’ose y aller malgré les gros yeux de la religieuse. J’ai des gants blancs que stupidement, pour ne pas perdre de temps, je ne retire pas pour m’essuyer…ma tête ! quand je vois leur état. Vite je les passe sous l’eau froide et les remets comme si de rien n’était. J’ai oublié la suite.

CHAPITRE VIII

Le réfectoire, le petit déjeuner, les repas.

Souvent Sœur Eulalie se tient à l’entrée et nous accueille de son gentil sourire. Comme Sœur Cécile, elle est italienne, elle a un petit accent chantant et tout le monde l’aime bien. Nous sommes alignées de part et d’autre de quatre longues tables et attendons l’arrivée de la Mère supérieure. Nos yeux dévorent déjà le pain coupé débordant des corbeilles, notre estomac se gonfle de l’odeur du café au lait et le petit rond de margarine Solo, de la taille d’une noix, est un petit soleil dans l’assiette.
La supérieure ne tarde pas à arriver. Elle remonte l’allée de son choix pour gagner la table d’honneur sur une estrade, nous la saluons à son approche. Elle est entourée de quelques religieuses; à sa droite Mme St Augustin et sa soucoupe de pruneaux. Sur la table une petite cloche, non, un timbre en cuivre sur lequel elle appuie un ou deux coups impératifs bien sonores… un joli son d’ailleurs ; Les sœurs, elles, déjeunent en cuisine. La Supérieure récite le Benedicite que nous concluons par : « Ainsi soit-il » et aussitôt nous ajoutons d’une même voix chantonnante:
« Madame la Supérieure, nous vous souhaitons le bonjour »
Invariablement elle répond : « Merci mes enfants, vous pouvez vous asseoir.»
Le petit déjeuner est avalé de fort bon appétit, c’est le meilleur de nos repas ; la lichette de margarine Solo suffit à peine à couvrir deux tranches, il faut bien racler. Les élèves les plus aisées, celles qui ont reçu une visite, ont du beurre et des pots de confiture. Il arrive qu’elles partagent ou donnent ce qu’elles n’ont pas consommé, et leur beurre, même rance, a meilleur goût que notre margarine. Leurs confitures faites maison sont exquises.

A midi et le soir, soupe ou potage, potage ou soupe, pas de surprise. Le dessert est déjà dans une petite assiette, banal en semaine, amélioré le dimanche. Le plat principal est constitué d’un légume et d’une viande, le vendredi à midi poisson obligatoire. On appréhende les légumes comme les épinards, le chou-fleur, les blettes, les navets (filandreux), les poireaux, tout ce qui pousse bien dans le nord….et le poisson du vendredi, cuit à l’eau, fade et pas appétissant du tout, avec de l’écume en décoration. Betteraves et carottes, en veux-tu en voilà, ou bien des pommes de terre bouillies avec de la salade où logent parfois de petits escargots, surtout dans la frisée ; les purées passent mieux, j’aime bien celle de pois cassés. Nos rôtis de bœuf bouillis sont tendus de nerfs et de gras. Le simili jambon d’Ardenne impossible à mastiquer. A défaut d’être savoureuse, la cuisine est saine, les légumes proviennent souvent du potager. Les tomates et les oranges sont un luxe, donc on en a que dans les très très grandes occasions. En revanche, des pommes, nous en avons à profusion, en abondance, à satiété, sous toutes leurs formes et leurs couleurs, plusieurs fois par semaine. Le melon, les bananes, en 1950, on ne connaît pas ! Deux ou trois plats cependant font la quasi-unanimité de notre gourmandise, le chocolat chaud des soirs de cinéma, la charlotte aux pommes (avec des restes de pain) en alternance avec le porridge au chocolat du vendredi soir, servant à la fois de plat principal et de dessert.

Les repas, à cette date, se prennent en silence. Pas tout à fait cependant : une élève de grande classe fait la lecture à haute voix. Face à l’assemblée, elle se juche sur une chaise haute en prenant le livre dans la troisième marche astucieusement transformée en tiroir. Tout va bien quand la lecture est claire et distincte, mais l’infortunée qui bute sur les mots, qui bégaie, qui ne met pas le ton…s’en sort dans la honte, avec en primes les remarques désobligeantes de la supérieure, les ricanements étouffés de certaines élèves et une sanction à l’appui. Moi, je suis bien contente d’être toute petite, et en plus je ne comprends rien à toutes ces lectures qui m’embêtent et nous empêchent de parler. J'apprends par le bulletin des Anciennes qu'il s'agit de la vie du saint du jour.
Je ne sais pour quelle raison, une punition probablement, je me retrouve à une petite table assise sur une petite chaise non loin de la table de la mère supérieure. Ma foi, je suis bien tranquille et je mange de bon appétit, indifférente à cet état de disgrâce. Elle doit s’en apercevoir, car comme je termine ma dernière bouchée, je la regarde pour savoir si on va bientôt se lever, je vois qu’elle a un sourire amusé et bienveillant.

Le dimanche et les jours de fête sont les seuls jours où nous pouvons parler. Le brouhaha est facilement imaginable, on a tant de choses à se raconter et si peu de temps pour le faire. Mais si par malheur, l’une d’entre nous laisse tomber sa fourchette ou sa timbale qui résonne alors sur le carrelage, la clochette retentit : « Qui a laissé tomber son couvert ? ». La coupable se lève. « Par votre faute, le réfectoire sera en silence. Vous resterez debout pour la fin du repas ». Inutile d’évoquer les protestations diffuses aussi bien contre la malheureuse que contre l’autorité.
La clochette retentit entre chaque plat. Les Sœurs font le service, elles apportent les plats et débarrassent les assiettes. Mais à chaque table, une élève à la charge d’aller chercher le pain et l’eau. C’est encore la clochette qui signifie la fin du repas. Après les Grâces, nous quittons le réfectoire comme nous y sommes entrées, en rangs et en silence, bras croisés jusqu'aux cours de récréation.

Après le repas du soir, Sœur Cécile attend dans son officine les élèves enrhumées ou nécessitant quelqu’autre soin. Elle distribue les cachets, casse des ampoules, verse des gouttes, administre les cuillers de sirop, donne parfois une pastille pour la gorge, fait au besoin un lavement d’oreille avec une petite poire et de l’eau bien chaude, tamponne de mercure au chrome une écorchure, mais son remède miracle, c’est incontestablement son badigeon tout au fond de la gorge à l’aide d’une grande pince et d’un coton imbibé d’un produit rouge foncé qui laisse un goût bien agréable. J’aimerais bien savoir lequel.

Au réfectoire nous pouvons apercevoir nos grandes sœurs. De loin nous échangeons un signe de la main et des sourires complices. Il n’est pas question de quitter les rangs pour aller s’embrasser. On se rencontre aussi lorsque nous nous croisons, à la chapelle ou en récréation, mais nos rapports sont pratiquement impossibles. Je suis bien malheureuse quand l’une ou l’autre de mes sœurs se fait punir, ce fameux « Mademoiselle Maquet ! » qui claque sèchement.



Soisic en 1951, à 8 ans,
elle est pensionnaire 9 ans,
de 1949 à 1958

CHAPITRE IX

Les récréations



Nous avons la chance d’avoir de spacieuses cours, bien délimitées selon les classes : la grande esplanade le long de la chapelle, la petite près du Calvaire et celle de St Michel sous sa statue, entre un vieux catalpas et un superbe saule pleureur. Nous avons pour consigne de jouer et non de bavarder ; C’est avec un réel plaisir que plus tard s’organisent nos parties de balles aux prisonniers, balle au camp, gagne-terrain, gendarmes et voleurs, jeu du loup et de l’agneau. Nous formons des équipes. Anne me rappelle que nous jouons au drapeau, la lutte est acharnée entre nous, à celle qui court le plus vite et celle qui feinte l’autre. Selon la mode ou les saisons, nous jouons à la corde, une très longue corde où l’on peut sauter à plusieurs en même temps, aux marelles, à l’élastique, au diabolo… On ne s’ennuie jamais. Là se tissent les amitiés, au gré des affinités ou des rivalités. Quand on entend trois petits coups de cloche, cela veut dire qu’une élève s’est blessée, où est Sœur Cécile ? le téléphone portable n’existe pas.

Les jours de pluie, quelques classes vont dans la salle de récréation en dessous de la chapelle, les autres sont dans la salle de gymnastique. Des rondes, j’en connais un bataillon, que les aînées nous apprennent. Pour mémoire j’en cite quelques-unes : « Passe, passe, petit passe », « Nous n’irons plus au bois», « Un fermier dans son pré »…Hormis ces rondes, chaînes et parties de pris-pris, aucun jeu n’y est réellement possible, ce ne sont que cris, bousculades, disputes, chutes, ( Marie-Pierre Verlay s’y déboîte le bras, son coude fait un drôle d’accent circonflexe), on ne s’entend pas, le mieux est d’aller faire la queue devant les toilettes. La porte des cabinets ferme de l’intérieur bien sûr. A l’extérieur un petit écriteau en arc de cercle sur lequel on peut lire : occupé ou libre. Le grand jeu consiste à faire pivoter le verrou avec l’index de telle sorte que l’on puisse voir l’occupante assise sur le trône ! Ce qui n’est pas du goût de tout le monde, encore moins de la surveillante.


CHAPITRE X

1952-1953 Madame St Alfred, Communion Solennelle de Catherine.

A la rentrée, il n’y a plus de classe blanche, plus d’élèves de philo. Mme Ste Lucie ( ?) est tombée malade, il n’y a personne pour la remplacer.

En 1952, je suis au premier rang de la classe, en 11e. Au début tout se passe bien. J’ai pour maîtresse Mme St X. Ca devient sérieux. J’ai 6 ans et demi. Nous avons le droit d’utiliser des porte-plume, des plumes que l’on trempe avec précaution dans l’encrier. Certains porte-plume sont très jolis, roses ou bleus, et à la lumière, on peut voir la Tour Eiffel (ou une basilique…) dans une petite loupe. Certaines élèves fortunées ont tout un choix de plumes brillantes, de tailles et de formes différentes. Elles font aussi de belles collections de buvards, certains magnifiques, surtout les dorés et argentés qui renvoient le soleil. Elles échangent ou donnent les doubles comme aujourd’hui nos petits-enfants échangent les cartes de Pokémons, un vrai trafic.
Sur la première page de chaque cahier, en haut à gauche, nous dessinons de belles initiales: "J M J " et au-dessous: " Priez pour nous "

Fait exceptionnel trois garçons ont été admis dans notre classe, Stéphane et Pierre Allard., enfants de Callenelle, les fils du médecin, je crois bien. Et un petit Jacques du Maisnil, si mes souvenirs sont bons. Ils sont externes; un peu intimidés, ils ont le nez dans leur cahier, mais s’intègrent bien pendant la récréation de dix heures ; (à l’occasion ils sont enfants de chœur).
L’année débute normalement, nous formons de belles lettres avec des pleins et des déliés selon que l’on monte ou redescend la plume, il ne faut pas dépasser certaines lignes, je suis très appliquée, nous le sommes toutes. Le stylo à bille n’existe pas encore.

Un jour, nous apprenons que Madame la Supérieure, Mme St Alfred est malade, en effet, nous ressentons son absence, on ne la voit plus, elle si souvent présente. Je demande la permission de la voir qui m’est refusée bien sûr ; la rumeur dit qu’elle va de plus en plus mal. Jusqu’au jour où au son de cloche de la Chapelle, tel un glas, on nous annonce son décès. Nous sommes en novembre. Je regarde par la fenêtre sa chambre, je sens que quelque chose va changer et j’entends cette phrase terrible. « Tu ne la verras plus jamais ! » Je suis consternée, elle est partie sans me dire au revoir. Sans pouvoir l’exprimer, je me sens vraiment abandonnée.

La communauté est en émoi. Il souffle un vent de tristesse peut-être, d’agitation sûrement. Dans la cour, le gravier crisse sous les pneus des voitures qui vont et viennent, ce qui est inhabituel. L’atmosphère est lourde, au réfectoire on n’entend que le bruit des couverts dans les assiettes. Cependant, religieuses et élèves des grandes classes s’activent pour préparer des obsèques dignes de son rang.
La cérémonie est impressionnante. Sous mes yeux et dans mes oreilles de petite fille, se déroule une magnifique messe de Requiem, dans toute la splendeur de l’époque. L’évêque, entouré de plusieurs curés tous en noir et or, eux-mêmes secondés par les petits enfants de chœur en noir également, célèbre la messe avec solennité. L’un d’entre eux présente un encensoir à un prêtre qui y verse un peu de poudre, une fumée odorante se dégage et à tour de rôle, ils encensent l’autel puis le cercueil entouré de cierges et de fleurs, et l’assemblée. A la fin de la cérémonie l'évêque prend le goupillon et asperge à grands gestes l’eau bénite dans toutes les directions. La famille est là, la Mère Supérieure générale et d’autres sœurs ont fait le déplacement. La chapelle est pleine à craquer, les élèves ont été placées, un peu serrées à la tribune. Les chants répétés sous la direction de Mme Ste Claire, à l’harmonium, ne sont pas comme d’habitude. Ils sont plus beaux mais je trouve que ça dure un peu longtemps cette cérémonie.
Le cimetière n’est pas très éloigné. Une longue et lente procession suit le cercueil, nous défilons devant la tombe que je considère de tous mes yeux, où d’autres religieuses reposent déjà. Sans pouvoir le dire, je suis assez triste ; c’est une froide journée de novembre et de feuilles mortes dans cette allée de marronniers. Adieu Mère Saint Alfred, je t’en veux d’être partie, tu vas me manquer. Je te garde au fond de mon cœur, je ne t’oublierai jamais…


*****

Mme Ste Claire, responsable des élèves de premières assure l’intérim. Qui sera, comment sera la prochaine supérieure ? Elle est nommée pour 6 ans.
Peu après une image pieuse est donnée à chaque élève (qui le souhaite ?) avec la photo de Mme St Alfred. Je l’ai revue longtemps cette photo et puis je ne l'ai plus trouvée.

*****

En janvier, Mme St Georges est devenue la nouvelle supérieure. Je la connais de vue seulement et surtout d’oreille. Elle était, je crois, la responsable de l’école ménagère, on ne la voyait qu’à la chapelle et surtout on l’y entendait. Je l’attends impatiemment, persuadée que toutes les supérieures sont gentilles mais hélas, je suis bien déçue. Elle ne dit rien d’affectueux, elle est froide, et stricte ; les quelques mots qu’elle prononce sont formels et elle repart laissant dans mon cœur un grand vide.
A la chapelle, elle a pris l’habitude d’entonner les chants et ne redoute pas de faire des solo. Elle a sûrement eu une jolie voix mais pour l’heure, elle chevrote remarquablement. On se regarde mais on s’abstient de tout commentaire. C’est qu’elle aime chanter, Mme St Georges !


Une de ses premières réformes concerne la communion solennelle, probablement dû à l’épisode de l’année précédente. La date approche, Catherine va faire la sienne. Au grand soulagement de Maman, les communiantes porteront toutes la même robe, une aube, avec un petit voile assorti. Cela évite bien des tracas de préparation et de finances, le gros avantage étant qu’elle peut resservir. De cette fête, nous n’avons plus que cette seule photo toute découpée. Notre cousine s’est jointe à la fête. En bas à gauche, je suis le petit ange de ma grande sœur, encore bien jeune car il n’a pas d’autre souvenir de cette journée.



CHAPITRE XI

La rentrée scolaire

L'année scolaire se répartit sur trois trimestres. La rentrée des classes est en octobre. Les vacances de Noël durent presque trois semaines et celles de Pâques également. Ces dernières coïncident avec la fête religieuse cela va de soi, et commencent donc le samedi saint. Ainsi il arrive que le 2e trimestre soit très long et le 3e très court. Nous rentrons toujours un peu après les autres écoles. Les grandes vacances sont vraiment grandes, elles s'étalent sur trois mois: Juillet, Août et Septembre. Ce qui veut dire que nous ne rentrons à la maison que tous les trimestres ! Cependant certains dimanches les parents ont droit de visite. Les élèves peuvent alors quitter la pension mais doivent être de retour à une heure bien précise.
Les rentrées du mois d’octobre se font dans la joie, au moins les premiers jours. Pour commencer, nous allons nous mesurer à Sœur Eulalie pour voir si nous la dépassons, ce qui la fait bien rire. Nous sommes toujours accueillies par ce :
" Comme vous avez grandi ! "
Nous sommes contentes de nous retrouver entre amies, entre « anciennes », on a plein de choses à se raconter, on découvre ensemble les nouvelles têtes, on se montre les derniers achats. On étrenne des cahiers, des livres fraîchement recouverts, on compare les taille-crayons, les meilleures gommes, mais aussi les poupées, les savons, les peignes…Les tubes de dentifrice n’existent pas, le mien est sûrement le moins cher, une sorte de savon rose dans une boîte ronde et on frotte sa brosse dessus.

Notre mère a dûment confectionné les quatre trousseaux obligatoires, dont elle a reçu la liste impressionnante, avec l’aide de la couturière. D’année en année il faut rallonger les manches de nos tricots, refaire les ourlets, pas facile quand ce sont des jupes plissées ; il faut impérativement marquer chaque pièce de linge à notre n° ou à notre nom. Je vous laisse le soin de compter le nombre de mouchoirs, chaussettes, culottes, serviettes, gants …que sais-je, tout cela multiplié par quatre, sans oublier mes deux frères internes eux aussi ! Il faut donc abréger de quinze jours nos grandes vacances à la campagne à cause de ce maudit trousseau. Dès que nous sommes en âge, tout le monde s’y met, Catherine a le 6, Soisic le 9, j’ai le n° 30, Anne le 57, il n’y a pas de risque que je les oublie, comme je me souviens aussi de ceux de mes sœurs et frères, ces derniers ne sachant pas tenir un dé à coudre ! Jean-Pierre tu as le 416, et toi Bruno le 476 !

A tout cela s’ajoute une autre tâche, recouvrir les livres de classe très soigneusement si on ne veut pas avoir à recommencer trois mois après. C’est tout un art car on double les coins des livres pour les renforcer. Le collage des étiquettes est affaire de repérage mais d’esthétique aussi. Si vous ne connaissez pas la méthode appelez-moi, je suis experte. Car bien évidemment les livres se transmettent d’année en année, ce qui est une très bonne chose d’ailleurs, et nous devons en prendre le plus grand soin. Le prix d’achat y est inscrit au crayon sur un coin de la première page et un livre dégradé perd de sa valeur à la revente. Maudits doigts sales, déchirures et taches d’encre !

Fortes de toutes ces précautions, gonflées par tous ces préparatifs, nous sommes parées pour aborder l’année scolaire avec enthousiasme.

Dès notre entrée en classe, nous nous précipitons en priorité sur le calendrier qui affiche les dates du cinéma. C’est très important. J’y reviendrai. Puis nous regardons le calendrier des compositions ou examens bien sûr, mais d’un œil moins avide!
Il y a bien en évidence le tableau où sont accrochés les blasons.
L’emploi du temps de la semaine est précis, complet. Les mots Temps libre n’existent pas, du moins pas encore. Ceux de catéchisme, dictée, calcul, leçons, devoirs, études, eux reviennent très souvent.
Une autre affiche définit les charges, c'est-à-dire la responsabilité de l’élève ; exemples : ramasser les cahiers, les distribuer, éteindre les lumières et fermer les portes, essuyer le tableau, aller chercher l’eau et le pain au réfectoire, au dortoir, ouvrir la fenêtre, ranger les jeux etc …


CHAPITRE XII

L’organisation des classes, les inspections.

Chaque classe a sa couleur:

Rose : 12 e , 11 e et 10 e
Jaune: 9 e
Rouge: 8 e et 7 e
Violette : 6 e et 5 e
Verte : 4 e et 3 e
Bleue: 2 e et 1 e
Blanche : Philo

Les Dames de St Maur ont un blason sur lequel est inscrite la devise :

« Simple dans ma vertu, Forte dans mon devoir »


Ce blason est donné à chaque élève. Je trouve le mien bien « moche », je ne l’aurais sûrement pas choisi, c’est le plus laid de toute l’institution, mais on ne m’a pas demandé mon avis. Emmanuelle Egalon vient de me monter le sien, il est comme neuf! Elle s'en sert, il est accroché à la fermeture éclair d'un pull!

L’HORAIRE d’une journée de semaine est le suivant :

7h-05 Angélus. Lever
7h30 Messe à la Chapelle
8h10 Petit déjeuner
8h30 Classe
10h15 Récréation
10h30 Classe
12H-05 Angélus. Déjeuner
12h30 Grande récréation

13h30 Classe
16h Goûter. Récréation
16h30 Salut à la Chapelle
17h Grande étude
19H-05 Angélus. Souper.
19h30 Récréation du soir
20H Coucher pour les plus jeunes
Petite étude pour les autres
21h Coucher

Bien des années plus tard, en seconde et première, j’aurai la charge, et j’en serai flattée, de sonner les deux cloches, en qualité de plus ancienne pensionnaire. Sauf l’angélus du matin, heureusement ! c'est pourquoi les horaires me sont familiers.

Le lundi et le mardi, rien à signaler.

Le mercredi est le jour de la gymnastique. J’aime bien, c’est amusant. Le professeur est un homme eh oui ! le seul et unique homme admis à franchir l’entrée avec l’aumônier. Ah non, parfois on aperçoit de loin un ouvrier en blanc avec une échelle ou un pot de peinture. Le prof de gym, lui, vient de Tournai et arrive en train. En une journée il doit faire passer toutes les classes. Les élèves des grandes classes déjeunent sans traîner et sautent la récréation d’une heure pour leur cours, son dernier train oblige. Pour la circonstance on se met en short. Moi, j’ai des culottes bouffantes tricotées par maman, avec des élastiques à la taille et aux cuisses. Il ne manque rien dans cette salle de gym, des espaliers au mur, de grosses cordes au plafond, des tapis pour les roulades, un cheval d’arçon, des poutres à côté rond et côté plat, le saut en hauteur. Certains exercices ne sont pas si faciles, mes deux sœurs Soisic et Anne sont sportives et sont toujours citées en exemple. Un peu jalouse peut-être, je les soupçonne comme d’autres de vouloir faire leur belle devant le prof de gym. Moi ce n’est pas mon type, il ne sourit pas souvent, il doit avoir des consignes.

Le mercredi, (et le vendredi ? ) sont les deux jours pour se confesser après le salut. Parfois la file d’attente est longue, dans ce cas on descend en salle d’étude : quand une pénitente revient, une autre s’en va ; nous ne sommes pas obligées de nous confesser, disons que c’est bien vu ; si la fréquence est jugée insuffisante, on vous suggère d’y aller. Petite, je suis très pieuse. J’avoue mes fautes avec plaisir pour avoir une âme légère. Le problème, c’est que je ne sais pas trop quoi dire, à part : j’ai désobéi et j’ai menti ! J’écope toujours de trois je vous salue Marie comme pénitence après avoir récité le « Je confesse à Dieu…mea culpa »
Outre la bonne opinion que je ne manque pas de recueillir, j’aime aller à confesse, ce sera l’occasion plus tard d’abréger l’étude du soir. La tranquillité de la chapelle est si reposante que la surveillante me prie parfois d’abréger mon repentir.

Le jeudi est un jour ordinaire bien qu’ailleurs il soit jour de congé. L’expression « faire la semaine des 4 jeudis et des 3 dimanches » ne s’applique pas à nous. La seule variante de la journée est cette promenade dont je parlerai dans un instant. Et à l'heure du goûter, nous avons la permission d'embrasser nos grandes sœurs. De temps à autre, nous avons le cinéma, le théâtre ou un autre spectacle et là, c’est vraiment la fête.

Le vendredi, rien à signaler sauf que c’est le jour du poisson et que je n’aime pas ça.

Le samedi a lieu LA PETITE INSPECTION : la Mère supérieure en passant dans chaque classe écoute la lecture du bulletin de chaque élève et lui remet ou non sa distinction.

Voici grosso modo un bulletin hebdomadaire :

Melle ....... Semaine du ......

Conduite ... sur 4
Politesse ... sur 4
Ordre ... sur 4
Exactitude ... sur 4
Ecrit ... sur 6
Oral ... sur 6
Ouvrage manuel ... sur 2
Total ... sur 30

Si l’on obtient 18 sur 30 on a droit au blason, accroché sur la poitrine, tenu par un ruban de satin aux couleurs de la classe.
A 22 on mérite la médaille, suspendue à un gros cordon, on la porte autour du cou.
A 25 la croix récompense les meilleures élèves.

Ces distinctions toutes en couleurs sont du plus bel effet sur notre uniforme bleu marine et flattent celles qui les arborent. Elles sont ensuite soigneusement repliées et rangées dans des boites aux papiers de soie, ce qui leur donne encore plus de prestige.

Un samedi par mois, c’est LA GRANDE INSPECTION : Elle se passe à 15 h l’après-midi, dans la salle d’étude, où tout le pensionnat est assemblé devant un demi-cercle de religieuses, responsables de chaque classe. Cette pièce me plaît, elle sent bon la cire, il y fait bien chaud, c’est aussi là que se déroulent les spectacles. Pour permettre de mieux voir, à défaut de gradins, les bancs sont de plus en plus hauts, chaque place a des accoudoirs. Toute petite, je me hisse dans les rangs des grandes, aidant à ma façon Sœur Sabine à les astiquer, cela me plaît d’être perchée, nos petits bancs à nous n’ont même pas de dossiers. Comme son nom l’indique, c’est là que les grandes vont à l’étude ; je me demande comment elles y font leurs devoirs, il n’y a ni table, ni tablette. Je crois savoir qu’elles s’en plaignent.

L’inspection dure plus d’une heure, on s’en doute. Je pense que l’on y donne les résultats des examens, matière par matière. Selon les mérites, la meilleure élève se place au début du banc, la 2e à côté, la 3e encore à côté, ainsi de suite…et la dernière, hou, hou, à la fin. Si au cours du mois la bonne élève a obtenu quatre croix elle reçoit le ruban d’honneur. C’est le must ! On le porte de l’épaule à la hanche opposée, comme une ceinture de maire. Volontairement honorifique, il est en satin, à ses extrémités, un galon doré en rehausse l’éclat. Il a beaucoup d’allure et les nominées sont souvent très fières !

La Mère supérieure loue les bonnes élèves, qui s’approchent alors pour recevoir leur décoration, révérence s’il vous plaît, ou apostrophe publiquement les mauvaises élèves qui ne viennent rien chercher du tout.
Une année, je redouble la 6e. Anne m’a rattrapée, nous sommes dans la même classe. Elle s’applique tant et si bien, tandis que je me la coule douce, qu’elle finit par obtenir de meilleures notes. La grande inspection ne me loupe pas, Mme St Jean-Marie insiste bien :
Anne Maquet 4e, Colette Maquet 5e ! Je dois rétrograder et Anne rouge de plaisir me passe devant, non sans me narguer, trop ravie ! Ca ne rate pas, tout le spectacle y est, dont je suis malgré moi la vedette, les murmures des élèves, les hochements de tête, celles qui se retournent, les expressions de fatalité des religieuses. Je l’avoue, je suis mortifiée, je pique du nez, tout le monde sait que je suis la plus nulle des deux. Je ne pleure pas, mais je n’en mène pas large. Tant et si bien que je décide d’en mettre un coup, ça ne se passera pas comme ça. Heureusement tout rentre dans l’ordre à l’inspection suivante, mais bonjour l'humiliation !
Cette anecdote me permet en tous cas de restituer l’ambiance, et à posteriori d’y reconnaître une atmosphère familiale où nous étions toutes à la même enseigne.

La grande inspection est aussi l’occasion d’apercevoir mes sœurs, les sœurs de mes amies, les élèves des grandes classes, ce qui permet de nous connaître. A la sortie, on peut lire sur les visages la fierté, mais aussi la honte, l’indifférence, la rancœur... de quoi alimenter les discussions de la récréation qui suit.


CHAPITRE XIII

Le dimanche

Jour du Seigneur. On ne travaille pas.

Le dimanche est donc consacré aux cérémonies religieuses, la première étant la grand’messe. Elle débute par l’Asperges me. Le prêtre revêtu de sa chape de cérémonie encense l’assemblée jusqu’au fond de la chapelle. Il est assisté par deux enfants de chœur venus du village tout exprès. Les chants sont en latin, certains chantés par le petit chœur, d’autres plus courants par toute l'assemblée. Après le credo, le curé prêche en chaire, on tente d'évaluer, par le nombre de feuilles qu'il tient dans ses mains, la durée du sermon. L’ite missa est le bienvenu car nous mourons de faim. Nous quittons la Chapelle, au coup de claquoir, en rangs jusqu’en classe, où nous déposons les bérets, les gants et les décorations. Nous enfilons à la hâte les tabliers pour nous diriger enfin vers le réfectoire.
C’est le seul petit déjeuner de la semaine où nous pouvons parler, on ne s’en prive pas. Notre appétit est féroce ces matins-là. Ensuite, on remonte au dortoir pour faire son lit en grand, en retournant le matelas, tantôt de gauche à droite, tantôt de bas en haut. Le mien est en paille donc léger. On peut aider sa voisine. On peut parler mais défense de courir bien entendu. On peut même descendre sa poupée en classe.

Cependant avant de jouer, c’est la distribution du courrier. Peu importe qu’il soit lu auparavant par une religieuse, les lettres nous font toujours plaisir. Les grandes sœurs les lisent en premier et viennent nous les apporter. Seulement il faut répondre, même si on n’a rien reçu, il faut écrire tous les dimanches. En bonne catholique, je fais une petite croix tout en haut de la page, puis "Mes chers parents"…. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir raconter ? Notre emploi du temps est réglé comme du papier à musique. L’inspiration ne vient pas, c’est une vraie corvée, qu’il faut écrire au brouillon d'abord et recopier ensuite ; nous répétons toujours les mêmes choses, d'ailleurs, à l'exception de cette toute première lettre affectueusement contresignée par mon père, les parents ont supprimé toutes les suivantes: les quatre lettres hebdomadaires de leurs quatre filles chéries, on en aurait fait autant !


On peut ensuite jouer avec notre poupée, ou dessiner en salle de classe. L’après-midi, promenade obligatoire. Nous quittons alors le pensionnat, en uniforme de circonstance: manteau, béret, gants, et traversons en rangs serrés le village. La bonne tenue y est de rigueur. Dans la campagne, nous marchons librement. Nous apprécions cette semi-liberté qui permet de se retrouver auprès de sa meilleure amie. La nature n’est pas particulièrement attrayante, que ce soit le long des champs de betteraves sucrières, au bord du canal, au milieu des villages sinistres ou à N-D de Bon Secours, petite chapelle à la halte pieuse obligée, cela ne nous enthousiasme pas et nous trouvons en hiver, ces promenades longues, ennuyeuses, fatigantes, répétitives, tout pour les faire de mauvais gré. Personnellement, je préfère les jeux de ballons.

Au printemps, c’est plus agréable pour tout le monde, nous partons d'un bon pied, la bonne humeur règne. Nos promenades favorites sont celles qui nous mènent au « Bois de France » Sous les arbres, nous nous précipitons vers un tapis vert tendre qui s'étale généreusement et que nous connaissons bien, pour y cueillir à volonté des brassées de muguet. C'est à celle qui fera le plus joli bouquet, avec ou sans les feuilles. On emmène parfois le goûter : du pain et un morceau de chocolat. Nous avons toujours faim à cette heure-là. De retour au pensionnat, notre premier soin est de plonger les fleurs dans l'eau, ou dans l'encrier. Quelle surprise unanime, le lendemain matin, de respirer l'air embaumé de la classe, et de contempler les sillons bleus de l'encre dans les corolles blanches.

L'autre promenade appréciée est celle qui nous mène à " La Garenne ", à l'orée du bois de France. Le terrain y est accidenté et sablonneux et les genets qui y croissent offrent une multitude de possibilités pour nos parties de cache-cache. L'endroit est propice aux pique-niques; allongées dans le sable chaud, nous savourons le rayon de soleil à l'heure de la sieste, sous l'œil à demi consentant de notre surveillante, dont à l'occasion, nous célébrons la fête.
Nous rentrons pour les Vêpres, les Complies et le Salut, sans oublier d'arborer une nouvelle fois nos distinctions. Que de psaumes, de motets, d’oraisons, d’antiennes…tout en latin. Cela nous paraît à toutes très fastidieux ! Petite consolation, le soir, un repas amélioré, peut-être une tasse de chocolat, nous attend et on peut parler à table. L'étude qui suit est la seule que j'aime et que je trouve trop courte, c'est celle de ces jours de congé où nous avons droit au livre de la bibliothèque.
Ainsi s'écoulent les dimanches, les semaines, les mois...

CHAPITRE XIV

Une année scolaire: La Sainte Catherine, Le cinéma,
La vente de charité, La distribution des prix


Peu après la rentrée, ( ?) pour nous mettre en condition, et parce qu'il est nécessaire que notre année scolaire s’effectue dans le meilleur climat spirituel possible, une retraite de deux jours et demi s’impose. Un prédicateur venu d’ailleurs assure nos « instructions », deux fois par jour, classes par classes. Il les illustre d’exemples concrets, plaisante même, ce qui les rend assez vivantes. Nous avons chacune un cahier de retraite, nous prenons des notes, nous méditons… et le soir nous écrivons notre résolution du jour : « Je pardonnerai toujours » « Je ne dois pas critiquer » « Je rendrai le bien pour le mal » L’atmosphère est au recueillement et au silence, nous marchons à pas étouffés en rangs dans nos fréquentes allées et venues entre la salle d’étude, nos classes et la Chapelle. Au réfectoire, nous imitons « passe-moi le sel », s’ensuit un petit jeu de gestes qui déclenche le fou rire. Le soir, à l’heure de l’étude, nous lisons des livres sur la vie des saints et des martyrs.
J’aime bien les retraites, elles rompent la monotonie des jours et on n’a plus ni devoirs ni leçons. On ne met pas son tablier pour aller à l’instruction. On peut rêver.

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Le 7 octobre c’est la fête du saint Rosaire. Il faut réciter trois chapelets, c’est-à-dire 150 Je vous salue Marie…. mystères joyeux, douloureux et glorieux . Je passe. Ah ! ce chapelet, combien de fois par semaine, par mois, le récitons-nous, à genoux, ou dans les rangs ? Mais je me plie à la règle, avec un certain zèle d'ailleurs…qui , à l'usage, finira par s'essouffler.


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Arrive bientôt la Ste Catherine. C’est sans conteste la plus belle fête que nous attendons au cours du premier trimestre. Pour mémoire, c’est la fête de toutes les jeunes filles célibataires de moins de 25 ans « les catherinettes ». On ne travaille pas ce jour-là, c’est pour nous « congé d’ouvrage » Fait extraordinaire, il n’y a pas de célébration religieuse supplémentaire à cette occasion. Nous pouvons parler à tous les repas, aux menus améliorés.
En classe, le matin, entre les récréations, nous brodons ou cousons, à volonté ; il s’agit d’avancer l’ouvrage du premier trimestre, toujours le même, une barboteuse pour les orphelins des missions. Midi approche. On remet à chacune d’entre nous un petit chapeau en papier, tenu par un élastique. Chaque classe a le même, les grandes aussi en ont un : c’est un chapeau pointu, un chapeau de petit marin, un chapeau de militaire, une casquette, un chapeau de chinoise avec une tresse, une mini coiffe…qu’on a le droit de garder. On a répété le chant juste avant, et c’est, enchantées, que nous entrons au réfectoire, en hurlant à l’unisson les louanges de Ste Catherine :

Catherine était chrétienne, gladiou ou, gladiou ou, Catherine était chrétienne,
Son père ne l’était pas, son père gladiou, son père gladiou, son père ne l’était pas.
Un jour dans sa prière…. Son père la trouva.
Que fais-tu là ma fille… Dans cette pose-là ?
Je prie le Dieu mon père…Que vous n’connaissez pas.
Relevez-vous ma fille…Ou bien l’on vous tuera.
Tuez-moi donc mon père…Mais je ne faillirai pas.
Le roi dans sa colère…D’un glaive la transperça.
Les anges descendirent…chantant l’Alléluia
Les démons accoururent.. Et enfourchèrent le roi.

L’après-midi, jeux en classe, couture, récréations prolongées, lecture.
Au souper nous reprenons le même chant, d’un même cœur. Je crois bien que le chocolat chaud nous attend.
Peu après cette fête, commence le temps de l’Avent. Nous décomptons les jours. On sent qu’il se prépare quelque chose, à la chapelle les sœurs ont monté la crèche dans le chœur, je la trouve belle naturellement avec son subtil éclairage, il ne manque que le Petit Jésus. On comprend notre joie quand le trimestre enfin se termine et qu’approchent les vacances de Noël. Ces départs sont une vraie fête. Je n'ai pas vu mes parents depuis trois mois!
L’agitation est à son comble, il faut faire les valises. Les religieuses elles-mêmes partagent notre fébrilité et se montrent moins sévères.
Les trajets se font en train. Le jour venu, le réveil est matinal. Il fait encore noir. On ne traîne pas, le petit déjeuner avalé, nous partons en rangs à pied vers la gare de Callenelle qui n’est pas loin. Nous avons chacune notre valise. Nous sommes sur le quai. Il fait froid. On nous recommande de sauter pour nous réchauffer les pieds. Le train, tiré par la locomotive à vapeur arrive enfin dans un grand bruit de freins et de crissements de roues énormes. Nous grimpons dans les wagons de 3e classe, ils sont en bois. A Tournai, changement de train. Nous avons une heure d’attente. On nous fait chanter pour passer le temps. Les douaniers procèdent aux formalités d’usage. Le train redémarre enfin, terminus : Lille, gare du Nord. Les parents sont là. Joie !… Vive les vacances de Noël ! surtout à 5, 6 ou 7 ans…

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Les séances de cinéma sont un des excellents souvenirs de ces années de pension. Nous les attendons un jeudi par mois. Nous sommes réunies dans la salle d’étude pour l’occasion, à l’exception des élèves punies ou encore des âmes trop sensibles à certains films. Le cinéaste arrive avec ses grandes mallettes et installe son projecteur : deux grosses bobines de film qui ronronnent doucement quand les lumières s’éteignent. L’image saute un peu, c’est en noir et blanc, qu’importe ! on n’en perd pas une miette. J’ai quelques titres en mémoire, qui tour à tour me font rire, pleurer, trembler : Le premier de tous dont je comprends l’histoire est Pepito et Violetta, un petit garçon qui veut aller voir le pape avec son âne. J’y pense tout le temps à l’époque. Et puis ce sont des Laurel et Hardy, Heidi, Il est minuit Dr Schweizer, Les neiges du Kilimandjaro, Le pont de rivière Kwaï, des westerns, Léon Morin prêtre, Quai des Brumes, Le train sifflera trois fois, Le vieil homme et la mer, les Don Camillo…Entracte au changement de bobines ; ha ! quelle belle invention le cinéma ! Nous en sortons chargées d’émotions. Au réfectoire, c'est une joie de pouvoir parler du film tout en se régalant d’une bonne tasse de chocolat chaud.
Certains spectacles remplacent le cinéma, nous avons un prestidigitateur. Une fois c’est un bruiteur qui fait toutes sortes d’imitations dans son micro. Et même, un jour, une publicité en couleurs sur les bienfaits de la vache qui rit. On y voit les méchants microbes en noir envahir le corps humain, heureusement les gentilles vitamines blanches du lait aident les globules rouges à résister aux microbes et tout finit bien. Ma mémoire ne me dit pas si par la suite nous avons eu de la vache qui rit au réfectoire mais la logique me le laisse supposer.

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Le 2e trimestre est le plus long. Les fêtes religieuses n’en cassent même pas la monotonie.
Le 2 février est le jour de la chandeleur, (purification de la vierge Marie) nous avons chacune une bougie allumée pour entrer dans la chapelle, mais je n’ai pas le souvenir des crêpes comme le veut la tradition.
La fête du très Saint-Sacrement, un peu avant ou après le carnaval, est une cérémonie importante, puisque le Saint-Sacrement est exposé toute la journée à la chapelle. La célébration commence par une grand’messe, durant laquelle l’aumônier porte ses plus beaux habits sacerdotaux. La grande hostie est alors déposée avec faste dans l’ostensoir, sorte de soleil d’or placé au-dessus du tabernacle. Toute la journée, religieuses et élèves se succèdent pour l’adoration, afin de ne pas laisser le lieu désert. On s’y rassemble pour les vêpres, le salut et les complies. C’est « congé d’ouvrage » !
Le mercredi des cendres, premier jour de carême, l’aumônier se signe le front avec les cendres, puis les impose à toute l’assistance, religieuses et élèves. Ce qui nous fait sourire bien sûr, à qui aura la plus grosse tache. Au réfectoire; on fait maigre et abstinence de certains desserts et au goûter, pendant le carême nous sommes invitées à laisser notre barre de chocolat pour les pauvres. Les religieuses récupèrent le papier d’aluminium, elles en font des boules mais je ne sais pas trop à quel usage elles les destinent….Chaque vendredi de Carême, nous faisons le chemin de croix à l’heure du salut, en se tournant vers les douze stations…
La semaine sainte nous célébrons les offices, partageant de près la douleur et la passion du Christ. Le jeudi saint, toutes les cloches se taisent, elles vont, dit-on à Rome pour célébrer bientôt la Résurrection de Jésus. A la place, la religieuse et l’élève en charge des horaires se promènent dans les couloirs en faisant tourner la crécelle. C’est sympa, l’élève arbore un grand sourire. Les vacances approchent. Le vendredi saint, à 15h, nous vivons la mort du Christ à la chapelle…aux chants douloureux des lamentations de Jérémie. Mme Ste Claire nous a appris à les psalmodier avec recueillement et gravité. Nous quittons la chapelle sous le charme de nos prières et à la tristesse de la Passion suit l'allégresse des vacances de Pâques qui approchent. Le soir, c’est le seul jour de l'année où nous avons chacune un œuf dur ! ( me rappelle Martine Leclercq)
Le départ pour les vacances de Pâques se fait, à l’époque, le matin du samedi saint. Un peu plus tard, il se fera le vendredi soir. Je me souviens d'une année où, pour revivre cette atmosphère du vendredi saint, j'accompagne Maman à la paroisse. (Ste Marie-Madeleine à Lille). Mais je suis bien déçue de ne pas y éprouver l'émotion de la cérémonie: les chants sont bien ordinaires.

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Le 3e trimestre est nettement plus gai. Déjà nous ne sommes plus réveillées par l’Angelus mais par le Regina Caeli, beaucoup plus court et plus joyeux. Nous ne sommes pas nombreuses à le connaître, les nouvelles nous écoutent, éberluées. Nous sommes non seulement capables de le réciter mais également de le chanter.
La levée de persiennes, toujours aussi fracassante, annonce désormais l’arrivée du printemps. Rien d’étonnant, le moral est meilleur. Les beaux jours nous font apprécier les fleurs et les odeurs du lilas et des magnolias, la frondaison du saule pleureur, les minous des peupliers, les promenades, les cours en plein air….La préparation des fêtes de fin d’année nous rend fébriles : celle de la supérieure le 23 avril, la communion solennelle, celle du Sacré-Cœur en juin, la pièce de théâtre de l’année, le concours de piano, la vente de charité et enfin la distribution des prix. Sans oublier au milieu de tout cela le jeudi de l’Ascension « congé d’ouvrage » et la Pentecôte.

La vente de charité fait partie des évènements heureux dont je garde un souvenir émerveillé, surtout les premières années. La messe dite, c'est " Portes ouvertes" à partir de 10 ou 11 heures, toutes nos familles arrivent, frères et sœurs courant en tous sens. Dans la cour d'honneur, à partir de 19??, un haut-parleur diffuse de la musique moderne choisie par nous et contrôlée par l'autorité, (ex: H. Salvador: le lion est mort ce soir), ponctuée d'informations qui nous incitent naturellement à acheter les billets de tombola, à concourir à tel jeu, à se restaurer et à visiter l'exposition. Tout au long de l'année, nous avons travaillé pour illustrer l'exposition prévue ce jour. Le parloir et la salle d'étude sont tapissés de tentures et décorés. Nos ouvrages y sont épinglés, éclairés, étiquetés: barboteuses, chemises de nuit, nappes, serviettes assorties et broderies en tout genre fraîchement lavées et repassées par les Sœurs, et parmi elles, on peut admirer les plus beaux dessins, aquarelles, peintures à huile, sculptures. L'atelier de Mme St Augustin et de Mme St Paul a permis la confection d'objets décorés: plumiers, boîte de jeux, céramiques, tout cela nous semble fort joli. Je dois dire que mes dessins à moi ne sont pas légion, je suis archi nulle. D'autres plus douées font de belles choses à Callenelle!

Heureusement il n'y a pas seulement l'exposition. La cour d'honneur et la salle de récréations sont occupées par les stands de jeux: quilles, boîtes de conserve… et de vente de produits divers. Je suis plus particulièrement attirée par celui de Mme St Jean-Marie dans le coin à droite qui tient les confiseries avec des sucettes géantes et de toutes les couleurs, des rouleaux de réglisse et la petite boule de sucre au milieu, des caramels, des chocolats, que sais-je encore…Et aussi par le stand de la pêche, un jeu ayant beaucoup de succès, je crois qu'on y gagne à tous les coups. Deux caisses au sable sont installées dans la salle de bains et par les fenêtres ouvertes, nous tendons nos cannes. L'hameçon attrape une petite ficelle et le cadeau magique sort du sable! Plus âgées, nous participerons à la confection des petits lots pour la pêche et nous tiendrons certains stands.
Sous la pergola, près du vestiaire un grand congélateur retient notre attention, il contient….devinez quoi? des glaces! On a l'embarras du choix, en parfums, en bâtonnets, en petits pots. Et pour terminer le stand des boissons, bien fraîches. Ah! qu'ils étaient bons les sodas orange frais et pétillants !
Le soir, une fois les parents repartis, il faut tout ranger, ramasser les papiers…on a beaucoup de mal à s'endormir dans les dortoirs. C'est la fin de l'année. Plus que quelques jours. S'il reste des boissons et des glaces, on peut encore s'en acheter.

Dernier jour de l'année, solennel, celui-là: la distribution des prix. C'est une longue cérémonie au cours de laquelle on énumère les résultats de chaque élève. Il va sans dire que les meilleures ont les 1ers et 2es Prix, viennent ensuite les Accessit et je crois qu'il n'y a plus rien, hormis les encouragements.
Une répétition avant le grand jour s'impose:

1 Veuillez vous tenir correctement, silence pendant la lecture.
2 Une Telle, à votre nom, levez-vous. …Ecoutez vos nominations, approchez-vous lentement… laissez-la passer s'il vous plaît!… Marchez sans faire de bruit. Mais, pourquoi marchez-vous les bras écartés? Vous vous approchez de la religieuse, Vous faites la révérence, non pas comme cela, recommencez… bien!
… ( On se tait s'il vous plaît! ) Maintenant vous retournez à votre place. Il est défendu de regarder vos livres, encore moins de les feuilleter et de commencer à lire. Tenez-vous droites!
Le jour J, l'aumônier est là, entouré des maîtresses, pour remettre le premier prix de catéchisme. On aperçoit non loin des quantités de piles de livres d'inégales hauteurs. Quelle joie de les recevoir, surtout les beaux, les gros. Mais c'est aussi la déception ou la jalousie pour les moins nominées! Heureusement, on se les prête Anne et moi. On adore la lecture toutes les deux.

Après cette ultime cérémonie, nous sommes autorisées à quitter notre uniforme et à attendre dans notre plus jolie robe la voiture des parents qui viendra nous chercher.