mercredi 24 mars 2010

CHAPITRE XXI

1957-1958 Mme St Jean-Marie



Soisic est partie à l’école ménagère.
S'il faut redoubler, La meilleure classe pour le faire, c’est la 6e;, j’assure mes bases pour tout le secondaire! Je n’en suis donc pas trop fâchée, sauf que je suis rattrapée par ma petite sœur, mais j’y vois un avantage: on peut s’aider. Je perds sans les perdre quelques amies qui ne vont pas loin, vu que les 5es sont dans la même classe. Déception! Marie-Alice n’est plus là. Nous sommes déçues, surtout qu’elle ne nous a pas prévenues. Sa gaieté va nous manquer. Ses dessins aussi, tous ses croquis de Mickey et autres caricatures esquissés d’un simple coup de crayon sur des bouts de papier qu’elle nous passait à la dérobée. Nous étions des anciennes et très amies.




vers 1957-1958


Il y a la guerre en Algérie depuis un an. Nous ne sommes pas vraiment concernées mais certaines ont des frères mobilisés. On prie tous les jours pour eux. Nous avons juste un oncle, le père de Béatrice qui, à peine revenu d’Indochine, est reparti là-bas…Jean-Pierre n'y est pas encore, pour l'instant il fait ses classes à Nîmes dans l'armée de l'air. Nous n'avons d'yeux que pour son bel uniforme.


A Callenelle, loin de tout cela, nous ne pensons qu’à nos amitiés anciennes et futures. On se montre nos stylos à bille à quatre couleurs, nos cahiers à feuilles détachables, le stylo se recharge avec des bouteilles d’encre ou mieux avec des cartouches, on n’arrête pas le progrès !
Nous avons une nouvelle maîtresse d’anglais qui nous vient tout droit d’Irlande, Mme St Dympna. A son entrée dans la classe, on voit qu’elle est émue, elle est jeune et ne parle pas bien le français. Nous nous levons :
« Madame nous vous souhaitons le bonjour » ; elle esquisse un sourire, puis cherche des yeux quelque chose.
« Tchôk ! » dit-elle brusquement.
Personne ne comprend. Si, moi, au bout d’une demi-seconde, parce que je redouble, je me lève et vais lui donner la craie (chalk) qu’elle réclame. C’est ainsi que nous faisons la connaissance de cette nouvelle religieuse. Au début, ma présence l’aide un peu. Elle n’est pas trop exigeante pour les « The » que d’ailleurs elle prononce « De » Nous sommes bientôt ravies de l’avoir, en promenade, elle parle avec un joli petit accent et rit facilement. C’est tout bête mais, de la part d’une religieuse, je suis tout étonnée de la voir partager nos bavardages : des avantages de la douche et du bain, jamais auparavant je n’aurais osé parler de choses aussi intimes avec une religieuse! Elle parle de son beau pays, elle doit en avoir la nostalgie. Je me demande ce qu’elle est venue faire dans ce trou de Callenelle, et si elle va y rester longtemps. Eh bien, cinq ans plus tard, elle est toujours là, et je lui dois toutes mes connaissances en anglais.

Mme St Jean-Marie a devant elle des élèves de plus en plus agitées, qui ne pensent qu’à défier son autorité. On se donne le mot pour l’embêter, pas vraiment méchamment, seulement pour le plaisir de rire ensemble, d’oser faire une bêtise, par exemple on lui cache ses affaires, on lui accroche quelque chose dans le dos, on répand de la craie sur sa chaise. Cela nous amuse beaucoup. On chahute de plus belle, on se lance des avions de papier, on claque nos bureaux ; un jour, elle n’en peut plus, et va chercher la terrible Mme St Joseph, car s’il en est une qui a une solide réputation d’autorité, c’est bien Mme St Joseph qui règne en maîtresse absolue dans la classe voisine, chez les quatrièmes et troisièmes. Tout le monde la craint. Il arrive parfois qu'elle crie si fort que pour le coup, tout le monde se regarde et plus personne ne bronche. De temps à autre, une élève sort en larmes de sa classe. On se demande ce qu'elle a bien pu faire pour être dans un état pareil ?

Je ne sais pour quelle raison Mme St Jean-Marie est notre souffre-douleur : peut-être parce qu’elle est petite, qu’elle a un grand nez et qu’elle n’est pas drôle ; peut-être parce que c’est elle qui nous réveille le matin, qui tire les persiennes, qui nous sort du lit , de nos alcôves, qui surveille notre toilette et nous donne des ordres qu’on n’a plus envie d’entendre. Peut-être parce qu’elle est toute la journée sur notre dos. Peut-être parce qu’en classe ses cours sont ennuyeux. C’est vrai elle est lente, pointilleuse, minutieuse, exigeante. Un détail: je lui trouve de jolies mains: tout ce qu'elle fait est très soigné. Et puis elle a ce fameux tic qui lui fait dire « voyez-vous » à chaque phrase. Un peu plus tard, on comptera le nombre de « voyez-vous » au cours d’une leçon : quarante-cinq ! C’est insupportable.
Peut-être que nous sommes de méchantes gamines de 12 et 13 et même 15 ou 16 ans tout simplement. Nous repérons qu’elle ne veut jamais aller à l’extrémité droite du banc de communion, la marche de l’escalier de la chaire la contraint à une position à genoux complète, que de toute évidence elle évite, aussi c’est devenu un jeu pour nous que de l’y pousser d'un bon coup d’épaule. Ce n’est pas facile, elle esquive, et nous renouvelons nos tentatives. Pas longtemps, le manège est découvert. Mme St Joseph, derrière nous, la protège.

Au réfectoire Mme St Jean-Marie mange très lentement, presque du bout des lèvres. Nous nous sommes donné le mot pour soulever avec nos genoux la table et la balancer de gauche à droite, faisant rouler les pommes. Elle est en bout de table, dans une situation délicate qui nous fait toutes bien rire. Un peu plus tard, elle se déplace pour servir nos assiettes. Nous en profitons pour verser du sel dans sa compote de pommes. Au début, elle ne dit rien et affecte de ne pas le remarquer. Nous en rajoutons davantage, cette fois, elle a un moment d’arrêt, nous regarde et avale difficilement …trois cuillerées. Nous n’osons plus trop rire, nous sommes bien conscientes de notre méchanceté. Cependant nous recommençons encore une fois, juste pour voir sa tête. La dose est salée, cette fois elle se lève et va dire quelques mots à la supérieure.
Nous sommes toutes sévèrement punies, je ne sais plus comment. Je me demande si nous n’avons pas eu un dessert salé à notre tour. Privées de salière probablement. A moins que ce ne soit la punition collective dont je parlerai plus tard. ???
En promenade, nous faisons exprès de marcher le plus rapidement possible, ou au contraire de traîner.



……Ah ! la pension…faut-il en rire ou en pleurer ? les deux, assurément.