mercredi 24 mars 2010

CHAPITRE XV

Mes malheurs (1952-1953) (j'ai 6 ans et demi)



C’est peu après la mort de Mme St Alfred que mes malheurs commencent. Je ne suis pas en mesure de dire à quel moment Mme St X intervient, il me semble que mon calvaire dure trois ans alors que ce n’est peut-être que trois trimestres, ou deux ans. Comme nous passons à tout moment d’une salle de classe à l’autre, je me revois sous sa surveillance partout, partout, dans la rose, la jaune, la rouge. Sa sévérité est de tous les instants, ses exigences guettent les moindres détails. Elle est obsédée par le souci de nous prendre en faute, moi surtout, il me semble.
Son attitude évolue sournoisement, elle prend manifestement plaisir à punir. Et parfois pour des raisons qui frisent la déraison. Oserai-je citer le cas d'une élève couchée dans son lit, sa chemise de nuit s'est relevée à hauteur de la taille, les pyjamas n'existent pas encore. Mme St X soulève ses draps, aperçoit l'indigne spectacle, contraint la pécheresse à sortir du lit et à se mettre à genoux les bras en croix.
Petit à petit, sa méchanceté tourne à la persécution. C’est une évidence, elle me hait et je ne sais pas pourquoi ; elle me cherche, saisissant la moindre occasion pour me prendre en faute. Je pense à posteriori qu’elle voulait me faire rentrer dans le rang, j’ai pris trop d’aise avec Mme St Alfred. « Je vais la recadrer, celle-là ! » doit-elle se dire… A moins qu’elle ne soit exaspérée par ma nullité en arithmétique, quotidienne hélas ! La plupart du temps j’ignore la cause de mes méfaits, les sanctions sont si sévères qu’elles me semblent injustes. Je suis sans protection, parfois sans témoin, parfois au contraire exposée à tous les regards. Mes sœurs ne peuvent rien pour moi, mes camarades non plus. Pourtant, une de ses nièces un peu plus âgée que moi, est dans ma classe et ne subit pas le même traitement bien sûr; elle est assez gentille, je lui confie ma peine mais rien ne change, mon amie baisse seulement la tête, peut-être navrée. (Cette amie restera plusieurs années pensionnaire et nos relations seront bonnes.)
Mme St X ne cesse de me répéter que je suis maniérée. Le problème, c’est que je ne sais pas ce que cela veut dire ; je me creuse la tête, je demande la signification mais je ne la comprends pas, je me promets de ne plus l’être, j’implore mon ami et confident le petit Jésus de m’apprendre à être normale mais apparemment, ça ne marche pas, je reste son souffre-douleur. Du matin au soir je la crains. Sa méchanceté la pousse à m’humilier en public, mais parfois la victime est une autre, ce qui ne me réjouit pas pour autant, bien au contraire.

Un jour une élève a hérité du bonnet d’âne. Nous faisons la ronde autour d’elle qui pleure, cela nous amuse à moitié de faire hi han car on ressent bien la perversité du jeu. En fait, ce bonnet n’est pas si vilain, je le trouve même assez bien fait, il est vert foncé avec deux grandes oreilles, j’ai le malheur de le dire et voilà! Je me retrouve moi-même la risée de mes camarades au cœur de la ronde qui dure ; au début je ris jaune, mais pas longtemps, elle me contraint à garder ce bonnet une journée entière ! Au réfectoire devant tout le pensionnat. Qui n’a pas vu ce bonnet d’âne ?

Il est interdit d’aller sur le pot après l’extinction des lumières. Une nuit, je n’y tiens plus, je me lève et m’exécute le plus doucement possible. Hélas, au bruit, Mme St X bondit de son alcôve « Petite désobéissante, à genoux ! ». Je fonds en larmes. Le lendemain, est-ce l’appréhension ? L’envie me reprend, catastrophe ! Ce qui devait arriver arrive. Une chaude humidité envahit les draps. Je dors mal, essayant de trouver un endroit sec. Et surtout l’inquiétude me ronge. Au lever, bien sûr, elle a vite fait de repérer ce relâchement. Pour la 1ère fois, elle va m’humilier publiquement. Les élèves défilent devant mon lit. Peut-être réalise-t-elle l’imbécillité de son interdiction car après m’avoir laissée m’agiter dans ce lit qui grince de plus en plus fort, elle finit par dire: « Vous pouvez faire pipi, Colette ». C’est la seule phrase aimable de sa part dont je me souviendrai.

Ce malheur arrive à d’autres. Ma voisine de lit, Marie-Noëlle Michon, a encore des soucis, malgré tous ses efforts, elle n’arrive pas à se retenir. Elle en est très affectée, normal ! C’est mon amie, elle me confie son inquiétude. Ensemble, nous essayons de cacher le désastre ; mais elle a l’œil Mme St X, ou le nez. Elle a dû s’entraîner, ce n’est pas possible ! Je passe les reproches humiliants dont elle a le secret, comme si cela allait changer quelque chose, une partie de la sanction consiste à exposer le matelas à la fenêtre, pour le faire sécher mais aussi pour l'exhiber aux regards de tout le pensionnat. En sortant du réfectoire, nous devons lever les yeux en nous moquant de la coupable et cela n’a rien de drôle. Le soir, pas question de dormir au dortoir, la fautive transporte son matelas et fait son lit par terre dans la pièce de la petite toilette où sont suspendus nos serviettes et gants de toilette. Ma sœur Soisic, de trois ans et demi mon aînée, a aussi écopé de cette pénitence. Elles ne sont pas les seules.

Dans ce dortoir je redoute les mille occasions qui lui sont données de sévir.
Pour un oui ou pour un non, je dois rester agenouillée près de son alcôve, les bras en croix, ou sur la tête, à la lumière de la veilleuse.

Je redoute l’examen de toilette : je ne suis jamais assez propre et dois toujours retourner laver quelque chose.
L’examen de lessive n’est jamais satisfaisant, elle passe d’un lit à l’autre, je la sens venir, je me fais toute petite, vraiment toute petite. Elle jubile à l’avance: mon linge n’est pas assez bien plié ! Pire : « Mais vous n’avez pas honte de donner des choses pareilles ? », et elle présente la plus sale de mes chemises ou de mes petites culottes à la vue de toutes. Je suis au comble du déshonneur. Mes chaussettes sont trop noires, je dois les laver moi-même.

Mon plus mauvais souvenir est celui du jour où, au cours d’un examen de lessive, elle voit une culotte avec un peu de marron au fond ; je suis morte de honte car elle veut me faire expliquer la présence de cette tache. Jamais je n’oserai avouer que j’ai fait un prout, un tel mot! ou que je ne me suis pas bien essuyée. A genoux bien sûr, je sanglote à grosses larmes. Elle doit y prendre plaisir. La lumière du dortoir s’éteint. Elle m’ordonne d’aller m’agenouiller « à la petite toilette ». Elle fait mine de se coucher. Je pleure de plus belle. Combien de temps vais-je rester là? Je réfléchis, je cherche des mots corrects susceptibles d'atténuer les foudres de sa colère. Soudain elle revient. A sa vue, à sa voix, mes larmes redoublent: " Alors? Vous avez réfléchi? Expliquez-moi pourquoi elle est marron? Elle insiste et brusquement me dit cette phrase inoubliable : « Et votre maman, elle en a du marron dans sa culotte ? » A cet instant, je peux dire que j’ai pris conscience de la perversité de cette femme, elle a tout du diable, je lui voue une haine éternelle qui s’inscrit en majuscules dans mon cerveau. Je reste encore un temps qui me paraît affreusement long à sangloter en regardant ces gants de toilette qui gouttent eux aussi...

Dans notre trousse de toilette, deux instruments sont obligatoires : la pierre ponce et le peigne à poux. Deux objets de douleur. La pierre ponce est destinée à frotter les inévitables taches d’encre sur les doigts. Je dois y aller presque jusqu’au sang. Quant au peigne à poux, il est pour Mme St X l’occasion de me tirer sans ménagement les oreilles et de racler avec application la surface de mon cuir chevelu. Je vois encore la place près de la fenêtre où se déroule son examen. Il se termine à chaque fois par la réflexion de mépris à l’égard de la pouilleuse que je suis et l’ultime avertissement : « Tachez de faire attention, si vous croyez que ça m’amuse ! ».

Un certain dimanche, c’est la joie, nous avons théâtre ce soir : un spectacle de marionnettes Je ne sais par quel miracle je peux assister au spectacle, les menaces n’ont pas cessé de pleuvoir mais je peux ! Nous sommes, les yeux écarquillés de plaisir, devant Guignol qui se démène, tape sur les méchants, un gendarme s’en mêle, heureusement tout finit bien. Nous sommes ravies, on applaudit. Je suis surprise de voir que les marionnettes ont été manipulées par les grandes, car elles se présentent à la fin du spectacle, je n’y ai vu que du feu. L’une d’entre elles annonce : « Et maintenant, la soirée continue, nous allons mettre une belle robe et nous irons au bal du Lion d’or » Je trépigne de joie, un bal ? C’est bien vrai ? Bizarrement nous nous dirigeons vers le dortoir, nous nous déshabillons. Je m’inquiète ; « Je vous réveillerai tout à l’heure. » Je m’endors confiante. A mon réveil déçu, Mme St X jubile ! C’est une élève qui m’explique le jeu de mots. Je suis vraiment dépitée face à son triomphe. Et depuis, le bal du lion d’or me laisse avec un goût amer le souvenir de cette méchante femme.

Au réfectoire un jour, au déjeuner, je fais la grimace devant une soupe. Impossible de l’avaler. Elle doit être amère ou trop salée, je ne sais, toujours est-il qu’elle ne passe pas. Mme St X me presse, revient à la charge, s’obstine, mais la soupe est maintenant froide. Le ton monte, quand je commence à pleurer, elle perd patience, j’ai deux grosses boules dans la gorge et la voilà qui s’énerve, soudain plaf ! Elle verse le contenu du plat suivant dans mon assiette de soupe en disant : « Mangez maintenant, ce sera moins froid ! » C’est impossible. Au milieu de mes larmes, je considère cette pâtée digne d’un chien. « Je ne cèderai pas » poursuit-elle. Elle me place à une petite table à part pour permettre aux sœurs de finir leur service. Je ne peux pas, je ne peux pas. Tout le monde a quitté le réfectoire. Je suis seule, les sœurs ont pour consigne de ne pas me parler. Le temps passe lentement. Je regarde tristement les arbres dehors….Maman ! Cette anecdote n’a pas de suite. Mais je n’ai pas mangé ma soupe.

Les punitions sont de toutes sortes : Privée de récréations, tours de la cour d'honneur (qui devient celle du déshonneur), à genoux les mains derrière la tête, parfois à même le gravier de cette cour, étiquette collée dans le dos « désobéissante», ou « bavarde », reprise des bons points, lignes à copier indéfiniment, quitter la classe et aller dans une autre, le bonnet d’âne déjà cité, privée de chocolat à 4 h. etc.… Une fois, au cours d’une promenade, Soisic jette loin derrière elle, le reste d’une pomme, elle se retrouve au pain sec et à l’eau ; plus sévères, tragiques même : privées de cinéma! Dramatiques : privées de sortie, et pour les cas désespérés, après une convocation chez la mère supérieure, le renvoi quelques jours ou même définitivement. Il arrive aussi qu’une élève ne s’habitue pas à la discipline ou à l’éloignement familial.. Dans ce cas, on ne la voit plus.

La grippe a fait son apparition, touchant pas mal d’élèves. L’infirmerie est saturée. Nous sommes donc trois convalescentes à devoir faire la sieste, sans surveillance au dortoir. Mme Ste X charge la plus âgée de me surveiller et lui dit : « Surveillez bien Colette. Si elle se lève et qu’elle ouvre un œil, elle s’en repentira ! » Nous voilà seules. J’ai entendu l’avertissement et je suis naturellement bien décidée à le suivre à la lettre. J’ai trop peur de la punition. J’entends mes camarades chuchoter puis m’appeler « Colette, eh, Colette !» Je ne bronche pas, je ne suis pas folle. Je me doute qu’elles me tendent un piège. Je les entends rire. J’ai peur car je sens le danger. Elles sont plus âgées que moi. Elles continuent à me houspiller, toujours en vain. Alors je les entends, un petit piétinement léger jusqu’à mon lit.
« Tu vas nous répondre, oui ? Tu vas ouvrir les yeux ! » Et comme je les ferme au contraire de plus en plus fort, elles m’enfoncent leurs doigts dans les orbites, soulevant de force mes paupières.
« Ca y est ! J’ai vu ses yeux, j’ai vu ses yeux, on pourra dire qu’elle n’a pas dormi » Et elles repartent en courant dans leur lit. Je proteste. De nouveau, c’est le désespoir, le serrement de cœur, la haine, la crainte. Mais non, peut-être ne font-elles ça que pour me faire peur ? Hélas, quand Mme St X les interroge, je les entends me dénoncer. La parole d’une petite fille de 6 ans n’a aucune valeur face à celle de deux filles de 8 ans. Maintenant, je sais ce que sont l’injustice, le mensonge et la méchanceté, plus besoin de me faire un dessin.

Dans cet univers de détresse, je résiste pourtant, parce qu’il le faut bien, parce que je n’ai pas le choix. Je pleure doucement dans le noir, je ne suis pas la seule. Je couvre ma poupée de baisers, d’ailleurs c’est un garçon, je le trouve sage et beau, je l’ai eu à Noël, un Noël inoubliable. Il s’appelle Yves, prénom d'un cousin adoré. Je lui donne toute la tendresse dont je suis privée. Je m’endors inquiète du lendemain. Quand le Benedicamus Domino nous réveille, je soulève un cœur de 100 kg dans une âme de condamnée.

Pendant l’Avent, nous avons dans la classe rouge une crèche. Elle est jolie, comme toutes les crèches. Sa particularité c’est le berger qui conduit de loin un troupeau de moutons. Chaque animal est sur un tapis en papier portant le nom d’une élève. Le soir, nous venons réciter une prière près de la crèche et Mme St X avance tous les petits moutons qui ont été sages, plus ou moins vite. Le mien n’avance jamais, il est loin derrière les autres. Je suis affreusement déçue, il ne verra pas le petit Jésus. Et même un jour il recule ! Je suis atterrée. …Résignée, je comprends que je n’y peux rien, que cela ne dépend plus de moi.
Heureusement, elle ne peut pas reculer Noël !

Les visites de notre père sont rarissimes. Il a depuis la mort de sa mère le souci d’une succession, un jardin à entretenir…et voilà qu’une lettre nous annonce sa prochaine visite, il sera accompagné de Maman. On se réjouit à l’avance, d’autant qu’ils prendront mes frères au passage. Je ne sais quelle est ma faute, au regard de la sanction, ce doit être un crime, je ne m’en souviens pas, mais étant punie, je ne suis pas autorisée à quitter la classe. Mes sœurs ont rejoint mes parents, je les entends, le gravier crisse et à travers mes yeux brouillés de larmes, je regarde incrédule Mme St X qui ne cille pas. J’entends soudain Bruno qui crie : « Nickie, Nickie, viens ici » C’est notre petite chienne, un épagneul breton, qui a dû lui échapper, j’ai le temps de penser qu’elle va faire sa crotte dans la cour d’honneur, ce sera bien fait, mais à cet appel auquel je ne m’attends pas, mes larmes redoublent. Je suis dans un désespoir total, anéantie. Soudain la porte s’ouvre, une religieuse vient souffler quelques mots à l’oreille de ma surveillante tortionnaire qui enfin me libère. Mon père avait exprimé avec colère son désir de me voir aussi, il n’avait pas fait tous ces kilomètres pour rien. Mes parents ont eu bien du mal à me consoler. Nous sommes allés au Bois de France. Je n’ai pas pu exprimer la bouffée de bonheur qui m'a envahie quand j’ai quitté la classe, mêlée à la satisfaction intense de voir Mme St X contrainte de capituler.