mercredi 24 mars 2010

CHAPITRE XXIV

1958-1959 Mme Ste Colette, la nouvelle supérieure




La rentrée est saluée par un évènement inattendu : l’arrivée de Mme Ste Colette, notre nouvelle supérieure. Elle est jeune, très souriante, tout laisse à penser que Callenelle va se moderniser. Au début, les habitudes ne changent pas trop, Mme Ste Colette, aidée de Mme Ste Geneviève et Mme Ste Claire prend ses repères. Les changements interviendront petit à petit.

Le plus important de tous est l’instauration des sorties de quinzaine. C’est énorme ! Désormais nous ne ferons plus les trajets en train, un autocar viendra nous chercher le samedi soir à 16h30 et nous conduira jusqu’à la place de la gare de Lille. Bientôt un minibus supplémentaire assurera le trajet des élèves habitant la région de Valenciennes.

Imaginez notre excitation la première fois, religieuses et surtout élèves à la vue de ce grand autocar qui pénètre lentement, majestueusement dans la cour d’honneur, faisant crisser le gravier. Nous sautons de joie, nous applaudissons. Il s’arrête devant la classe bleue. Le chauffeur descend, ouvre la soute à bagages et y range nos valises. Mme Ste Geneviève est l’accompagnatrice, vigilante, efficace. Nous montons enfin, sagement à la place désignée, comme dans un rêve. Les religieuses tout sourire nous font des signes. Ah, ce départ sous les marronniers, ce trajet vers la douane, vers la France, vers Lille, vers nos parents, vers nos vacances, quelle joie ! Et dire que dans quinze jours on remet ça ! Parfois, il faut s’arrêter, une voyageuse a mal au cœur, elle aura droit la prochaine fois à un petit cachet avant le départ et fera le trajet à l'avant du car. Les vaillantes montent au fond. A l’arrivée, gare de Lille, les parents nous attendent, c’est un peu la cohue des bagages et des adieux. Je l’aime cette bonne vieille place de la gare vue dans ce sens-là, à cette heure-là, j'aime son animation, ses lumières, ses restaurants, ses magasins, ses entrées de cinéma avec des affiches grandes comme ça.
Je maudis le retour du lundi matin vers 7h30. C’est souvent le père de Jacqueline et Simone Roquette, (neuf filles dans cette famille !) pensionnaires comme nous qui nous conduit à la gare de Lille où l'autocar nous attend. Le trajet par la route ne dure qu’une heure. Nous nous arrêtons pour prendre quelques pensionnaires au passage, je les envie de monter un quart d’heure après nous, un quart d’heure de sommeil en plus, c’est dire comme j’ai le cœur lourd de retrouver la pension; depuis la veille, j'éprouve ce fameux cafard du dimanche soir. Durant le trajet, je projette de glisser subrepticement un ou deux clous sous une roue arrière du car, mais je n’ose pas et remets toujours à la fois prochaine….
Heureusement qu’il y a les amies et le souvenir des bons moments du week-end.

Nous sommes en 5e Anne et moi. Toujours avec les mêmes maîtresses. Fanny Gonse, un peu perdue au début est ma nouvelle amie ; elle a une grande sœur. Elle est bien plus sage que moi et travaille bien. Je la bats rarement, peut-être en anglais. En revanche, Anne commence à donner des signes de faiblesse, sauf en maths. Elle se rattrape avec le sport. Nous jouons souvent au volley-ball. C’est chouette. Evènement, nous disputons, " à domicile", un match contre les élèves de Blanche de Castille, c’est elles qui gagnent, si facilement d’ailleurs que nous n’avons même pas tenté la revanche.

La vie scolaire va tambour battant. Nous avons toujours bulletins et inspections. Les punitions ont changé de nature, finies les stations à genoux, au coin. Nous sommes maintenant à l’isolement, c'est la mise en quarantaine : repas pris à l'écart, privée de récréations, les élèves n’ont pas le droit de nous parler ; ou alors nous sommes envoyées dans une autre classe.
Ou bien accablées de devoirs supplémentaires genre version latine, problèmes de maths ;
Ou encore privées de cinéma ou de sortie de classe et pire, de sortie de quinzaine…Ah oui, la discipline est encore ferme à Callenelle, on ne plaisante pas.

Nous n’avons plus de cours de catéchisme, l’âge de la communion solennelle est passé. A la place, c’est l’Histoire de l’Eglise ; je n’arrive pas à m’y intéresser. Le livre en question est sinistre, les images aussi. On évoque les croisades, l’inquisition, les schismes, les conciles, la succession des papes, les guerres de religion….Tout cela me semble très confus ; je dois manquer de maturité, je ne sais pas très bien si les méchants sont si méchants que cela, et si les bons sont aussi bons qu’on le dit. Je ne cherche pas à en savoir davantage, bien trop préoccupée de gagner ma partie à la prochaine récréation et de savoir avec qui je vais faire équipe.

Le français par contre est de plus en plus intéressant. Nous abordons des textes et des poésies que Mme St Jean-Marie s’efforçe de nous faire apprécier, des exercices de vocabulaire qui, joints au latin nous permettent de jouer avec les mots, de comprendre plus tard la construction d’une phrase etc… etc…Nous faisons des exercices de style épistolaire. Quel grand mot !
« Vous écrivez à votre grand’mère, racontez-lui vos vacances ! »
A défaut de grand’mère je fais semblant, je repense fort à la mienne, je me concentre, j’imagine qu’elle va lire ma lettre, je lui parle affectueusement. J’ai la meilleure note de la classe, je suis fière, je ne m’y attendais pas. C’est de là que naît mon désir d’essayer par la suite d’écrire le mieux possible. Je retiens cette règle n°1 concernant les lettres, ne jamais commencer par « Je ».
« Vous êtes une armoire, un meuble de votre choix, racontez votre vie. » Là, je ne suis pas bonne, faute d’imagination ou de recul, maintenant ça me plairait de recommencer le devoir. Comme le vieux catalpas de Callenelle qui a raconté sa vie avant de mourir.

Est-ce déjà en 5e que nous apprenons Corneille ? Le Cid, Horace. Et les classiques à suivre. Nous récitons avec cœur les grandes tirades :

….Ô rage ! ô désespoir ! ô vieillesse ennemie…
….Rome l’unique objet de mon ressentiment

Nous sommes transportées dans un autre monde. Au figuré mais au propre également : un autocar vient nous chercher pour nous emmener au théâtre à Tournai voir « Le Cid » et l’année d’après « Polyeucte » C’est vraiment sympa.

Je me souviens aussi de cette époque durant laquelle on recopiait les plus belles maximes, les proverbes, les pensées grandioses de La Bruyère, La Rochefoucault, Verlaine, Victor Hugo…., on se les passait entre amies sur des petits carnets réservés à cet usage. Ah! Comme nous étions vertueuses et romantiques !



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Je crois bien que c’est à notre nouvelle supérieure que l’on doit nos sorties de classe. Sans être certaine des dates, nous allons visiter une sucrerie de betteraves; pas loin du pensionnat. Dehors il fait froid, c’est sale, on lave les betteraves. A l'intérieur de l'usine, il fait bon, on s’entend à peine, on presse les betteraves qui donne du jus, je pense que la fermentation permet d’obtenir du sucre roux avant sa purification. Je me souviens surtout de la pulpe brunâtre qui circule, elle a une odeur âcre, on a le droit de la goûter ; horreur, c’est à recracher ! il n’y a plus un atome de sucre. Le sucre ? On n’en goûtera que trois miettes.
Une autre sortie beaucoup plus belle, les Floralies de Mons, une merveilleuse promenade au milieu des fleurs, toutes plus jolies les unes que les autres avec des jets d’eau et autres élégantes décorations botaniques.
D’autres encore, la visite de Gand. Le château des comtes qui renferme une salle de torture qui nous impressionne.
Cette année, nous visitons Bruxelles. Une longue lettre d'Anne (12 ans) raconte la journée en détails. Je la reproduis, elle s'est foulée…



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Je crois qu’on doit aussi à Sœur Ste Colette le bifteck frites du jeudi qui nous met toutes en joie et en appétit. Mme Ste Colette ne se risque pas à entonner le Benedicite, ni les Grâces, ni aucun chant, c’est désormais le privilège d’une élève de première. Nous pouvons parler à tous les repas.


C’est encore elle qui est à l’origine d’une nouveauté dans notre uniforme. Nous avons désormais un chemisier gris clair à col rond et à manches courtes pour l’été ! Très seyant avec la jupe bleu marine. Nous avons été consultées sur la question, eh oui, plus précisément sur la possibilité d'y ajouter une cravate bleu marine. A mon regret, elle n'a pas été retenue.

La salle d’étude cesse d’en être une. Hélas ! Adieu le beau parquet, la chaleur de la pièce et sa bonne odeur. Un investissement important a été réalisé dans l’achat de tables en bois à deux parties repliables. Dorénavant, l’étude du soir a lieu dans la grande salle de récréation, sous la chapelle, refroidie par le carrelage et ses larges baies vitrées, éclairée le soir par de mauvaises lumières. A l’heure dite, nous installons ou replions nos tables et nos chaises dans un vacarme indescriptible. Juchée sur une estrade, face à un petit bureau, la surveillante nous a à l’œil. Tout mouvement suspect est immédiatement repéré, impossible de se passer des billets doux sans prendre d’énormes précautions. Le seul avantage est le confort de la table partagée avec une amie, pour les devoirs, mais pas celui de la chaise. Je l’ai dit, la solution pour rompre la monotonie de cette étude, c’est d’aller à confesse, le plus souvent possible ! Là-haut, il fait chaud, ça sent bon et c’est paisible.


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Cette année, j’ai pour voisine d’étude une amie gentille, gaie mais originale. Elle tient des discours un peu bizarres qui ne font de mal à personne et j’y prête une oreille amicale. Elle m’aime bien et voudrait m’inviter chez elle. Les compliments quand ils sont rares sont chers, je retiens celui-là, elle admire ma façon de déchiffrer la musique… celle des chants que nous apprenons n’est jamais bien compliquée.

Mais un matin…âmes sensibles, passez ce paragraphe, c’est un souvenir de pension qui a marqué toute notre classe.
Un matin, ce doit être un mercredi ou un jeudi, elle arrive avec une drôle de tête, assez pâle mais souriante ; elle a, autour du cou, un foulard mal arrangé et me dit : « Regarde !» Elle écarte son foulard et je vois plantée en travers de son (futur) double menton, …une épingle de nourrice. Pour le moins ahurie, je crois que c’est le mot, je lui demande des explications.
« Eh bien, j’ai lu (ou on m’a dit) que cette partie du corps est insensible. Ca fait plusieurs jours que j’essaie et voilà, hier soir j’ai trouvé. J’ai fait un pari avec un copain et je veux la garder jusqu’à vendredi soir pour qu’il me croie. Ne le dis à personne. »
Je suis bouleversée, je ne pense plus qu’à cela, elle se tient tête baissée, se protégeant avec le foulard ; les religieuses ne voient rien ce jour-là. Les élèves découvrent-elles l’épingle rapidement, ou seulement le lendemain, je ne sais plus. La nouvelle, en tous cas, fait vite le tour de la classe, toutes partagent mon sentiment. Mais personne ne la dénonce. Toute la nuit je pense à elle. Ah oui, je la traite de folle, encore deux jours à tenir…et les risques d’infection…et si elle s’accroche… Le lendemain le foulard a perdu de sa fraîcheur, il n’est qu’un bout de chiffon ne dissimulant plus rien, l’épingle est haute, tout le monde peut la voir. La religieuse qui l'aperçoit est scandalisée. Notre compagne a quitté la classe, Callenelle, et nous ne l’avons plus revue.


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Le 6 mars, c'est la Ste Colette, c'est la fête de la Supérieure et, c'est donc aussi ma fête. A cette occasion, j'ai la chance d'avoir un petit bouquet de fleurs à ma place. Toutes les deux, nous échangeons un sourire. Le moral est au beau fixe, c'est un jour de congé pour tout le monde. Non, je ne regrette pas Mme St Georges avec laquelle je n'éprouvais pas ce genre de complicité.

En mai 1958, au réfectoire, on nous annonce le départ de René Coty et le retour de De Gaulle qui devient Président de la République à son tour.
En octobre de cette même année, toujours au réfectoire, autre nouvelle: la mort du Pape Pie XII. Atmosphère de deuil, de prières. Pendant deux ou trois jours, la fumée du Vatican est toujours noire, les évêques ont du mal à se décider. Mais un matin, fumée blanche, c'est la joie chez les religieuses. Notre nouveau pape s'appelle Jean XXIII.


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Les sorties de quinzaine sont toujours des bouffées d'oxygène. La place de la gare de Lille est en chantier. L'immeuble qui abritait les bureaux MAQUET n'est plus, l'affaire est installée ailleurs. Notre père finit par nous agacer, il est toujours en retard et nous poireautons, Anne et moi en rouspétant; un jour, nous décidons de rentrer seules à la maison en courant. En moins d'un quart d'heure, nous sommes chez nous, à l'heureuse surprise des parents. C'est notre toute première indépendance, nous réalisons que la tutelle des parents n'est plus indispensable…
Dès lors nous rentrons seules, sans courir. Nous flânons devant les vitrines de la rue de la Monnaie. Nous ignorons traverser ce qui deviendra le plus chic quartier du vieux Lille, pour l'heure encore bien sombre et gris. A cette époque, nous ne levons pas le nez, la beauté des façades nous échappe. Notre œil n'est attiré que par les lumières des magasins. Impossible de ne pas voir cette inscription:

" Un chausseur sachant chausser est un bon chausseur ".

En face, une boutique d'objets religieux, en concurrence avec d'autres, toutes concentrées dans ce quartier de la cathédrale, retient notre attention. Nous y entrons dès que nous avons trois sous pour acheter nos plus belles images de missel. Elles sont chères et parfois après avoir hésité pendant de longues minutes, on n'en achète qu'une seule! Ces images pieuses au dos desquelles nous inscrivons d'émouvantes pensées sont données à nos meilleures amies en témoignage de notre plus fidèle et indéfectible amitié.

Maman est souvent seule, notre arrivée l'enchante. Elle nous emmène tous les samedis au cinéma du quartier, "le Pax", le bonheur! Quand Papa est là, nous jouons au bridge, pour quelques centimes. Papa perd presque toujours, Maman est notre professeur à tous les trois, et fait notre admiration. Papa nous initie aux échecs, c'est trop fort pour moi, je perds toujours face à Anne. Vexée, je préfère monter dans ma chambre et …me regarder dans la glace.
Tristes dimanches soirs, assombris par la pensée d'avoir à se lever tôt le lendemain, et celle d'être privée pendant un certain temps de la chaleur des douces soirées d'hiver en famille.

En 1959, Jean-Pierre est en Algérie. Nous lui écrivons régulièrement, à tour de rôle, surtout Anne qui est sa filleule. Jean-Pierre a conservé ces courriers, ce qui me permet d'en utiliser certains ici.
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Petite anecdote bien peu savoureuse de cette fin d'année.
Nous sommes en juin. Un beau printemps a paré les rosiers de roses, le potager de légumes, les arbres de fruits. Nous sommes donc invitées à cueillir, un soir après le souper … des groseilles dans le verger! Wouah!… Dans le verger ? Des groseilles ? La vue de ces fruits rouges nous fait à l'avance saliver, mais nous avons l'interdiction formelle d'en manger. La redoutable Mme St Joseph ne nous quitte pas des yeux, aussi attentive qu'un vigile dans un mirador. A l'opposé de la rangée, Mme St Jean-Marie est aux aguets, plus loin Sœur Clémentine veille et là-bas Sœur Romuald guette. Nous sommes sous les feux croisés de leurs regards. En l'espace d'un quart d'heure, nous avons rempli nos corbeilles, sans goûter le moindre grain. J'aurais bien aimé avoir un petit avant-goût…de ce dessert.

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