mercredi 24 mars 2010

CHAPITRE VIII

Le réfectoire, le petit déjeuner, les repas.

Souvent Sœur Eulalie se tient à l’entrée et nous accueille de son gentil sourire. Comme Sœur Cécile, elle est italienne, elle a un petit accent chantant et tout le monde l’aime bien. Nous sommes alignées de part et d’autre de quatre longues tables et attendons l’arrivée de la Mère supérieure. Nos yeux dévorent déjà le pain coupé débordant des corbeilles, notre estomac se gonfle de l’odeur du café au lait et le petit rond de margarine Solo, de la taille d’une noix, est un petit soleil dans l’assiette.
La supérieure ne tarde pas à arriver. Elle remonte l’allée de son choix pour gagner la table d’honneur sur une estrade, nous la saluons à son approche. Elle est entourée de quelques religieuses; à sa droite Mme St Augustin et sa soucoupe de pruneaux. Sur la table une petite cloche, non, un timbre en cuivre sur lequel elle appuie un ou deux coups impératifs bien sonores… un joli son d’ailleurs ; Les sœurs, elles, déjeunent en cuisine. La Supérieure récite le Benedicite que nous concluons par : « Ainsi soit-il » et aussitôt nous ajoutons d’une même voix chantonnante:
« Madame la Supérieure, nous vous souhaitons le bonjour »
Invariablement elle répond : « Merci mes enfants, vous pouvez vous asseoir.»
Le petit déjeuner est avalé de fort bon appétit, c’est le meilleur de nos repas ; la lichette de margarine Solo suffit à peine à couvrir deux tranches, il faut bien racler. Les élèves les plus aisées, celles qui ont reçu une visite, ont du beurre et des pots de confiture. Il arrive qu’elles partagent ou donnent ce qu’elles n’ont pas consommé, et leur beurre, même rance, a meilleur goût que notre margarine. Leurs confitures faites maison sont exquises.

A midi et le soir, soupe ou potage, potage ou soupe, pas de surprise. Le dessert est déjà dans une petite assiette, banal en semaine, amélioré le dimanche. Le plat principal est constitué d’un légume et d’une viande, le vendredi à midi poisson obligatoire. On appréhende les légumes comme les épinards, le chou-fleur, les blettes, les navets (filandreux), les poireaux, tout ce qui pousse bien dans le nord….et le poisson du vendredi, cuit à l’eau, fade et pas appétissant du tout, avec de l’écume en décoration. Betteraves et carottes, en veux-tu en voilà, ou bien des pommes de terre bouillies avec de la salade où logent parfois de petits escargots, surtout dans la frisée ; les purées passent mieux, j’aime bien celle de pois cassés. Nos rôtis de bœuf bouillis sont tendus de nerfs et de gras. Le simili jambon d’Ardenne impossible à mastiquer. A défaut d’être savoureuse, la cuisine est saine, les légumes proviennent souvent du potager. Les tomates et les oranges sont un luxe, donc on en a que dans les très très grandes occasions. En revanche, des pommes, nous en avons à profusion, en abondance, à satiété, sous toutes leurs formes et leurs couleurs, plusieurs fois par semaine. Le melon, les bananes, en 1950, on ne connaît pas ! Deux ou trois plats cependant font la quasi-unanimité de notre gourmandise, le chocolat chaud des soirs de cinéma, la charlotte aux pommes (avec des restes de pain) en alternance avec le porridge au chocolat du vendredi soir, servant à la fois de plat principal et de dessert.

Les repas, à cette date, se prennent en silence. Pas tout à fait cependant : une élève de grande classe fait la lecture à haute voix. Face à l’assemblée, elle se juche sur une chaise haute en prenant le livre dans la troisième marche astucieusement transformée en tiroir. Tout va bien quand la lecture est claire et distincte, mais l’infortunée qui bute sur les mots, qui bégaie, qui ne met pas le ton…s’en sort dans la honte, avec en primes les remarques désobligeantes de la supérieure, les ricanements étouffés de certaines élèves et une sanction à l’appui. Moi, je suis bien contente d’être toute petite, et en plus je ne comprends rien à toutes ces lectures qui m’embêtent et nous empêchent de parler. J'apprends par le bulletin des Anciennes qu'il s'agit de la vie du saint du jour.
Je ne sais pour quelle raison, une punition probablement, je me retrouve à une petite table assise sur une petite chaise non loin de la table de la mère supérieure. Ma foi, je suis bien tranquille et je mange de bon appétit, indifférente à cet état de disgrâce. Elle doit s’en apercevoir, car comme je termine ma dernière bouchée, je la regarde pour savoir si on va bientôt se lever, je vois qu’elle a un sourire amusé et bienveillant.

Le dimanche et les jours de fête sont les seuls jours où nous pouvons parler. Le brouhaha est facilement imaginable, on a tant de choses à se raconter et si peu de temps pour le faire. Mais si par malheur, l’une d’entre nous laisse tomber sa fourchette ou sa timbale qui résonne alors sur le carrelage, la clochette retentit : « Qui a laissé tomber son couvert ? ». La coupable se lève. « Par votre faute, le réfectoire sera en silence. Vous resterez debout pour la fin du repas ». Inutile d’évoquer les protestations diffuses aussi bien contre la malheureuse que contre l’autorité.
La clochette retentit entre chaque plat. Les Sœurs font le service, elles apportent les plats et débarrassent les assiettes. Mais à chaque table, une élève à la charge d’aller chercher le pain et l’eau. C’est encore la clochette qui signifie la fin du repas. Après les Grâces, nous quittons le réfectoire comme nous y sommes entrées, en rangs et en silence, bras croisés jusqu'aux cours de récréation.

Après le repas du soir, Sœur Cécile attend dans son officine les élèves enrhumées ou nécessitant quelqu’autre soin. Elle distribue les cachets, casse des ampoules, verse des gouttes, administre les cuillers de sirop, donne parfois une pastille pour la gorge, fait au besoin un lavement d’oreille avec une petite poire et de l’eau bien chaude, tamponne de mercure au chrome une écorchure, mais son remède miracle, c’est incontestablement son badigeon tout au fond de la gorge à l’aide d’une grande pince et d’un coton imbibé d’un produit rouge foncé qui laisse un goût bien agréable. J’aimerais bien savoir lequel.

Au réfectoire nous pouvons apercevoir nos grandes sœurs. De loin nous échangeons un signe de la main et des sourires complices. Il n’est pas question de quitter les rangs pour aller s’embrasser. On se rencontre aussi lorsque nous nous croisons, à la chapelle ou en récréation, mais nos rapports sont pratiquement impossibles. Je suis bien malheureuse quand l’une ou l’autre de mes sœurs se fait punir, ce fameux « Mademoiselle Maquet ! » qui claque sèchement.



Soisic en 1951, à 8 ans,
elle est pensionnaire 9 ans,
de 1949 à 1958