mercredi 24 mars 2010

CHAPITRE XXII

Maman



Je veux dédier un petit bout de chapitre à Maman. Cette Maman à laquelle nous pensions si souvent.

Certains week-ends, beaucoup d’élèves rentrent chez elles, aux frais de leurs parents. Les voyages ne sont pas encore organisés par Callenelle. Certaines familles s’organisent entre elles pour venir chercher les élèves. Certaines élèves ne sortent que le dimanche. Nous nous retrouvons donc, un peu choyées, fraternisant davantage avec celles qui restent ; l’atmosphère est presque amicale avec la religieuse qui nous surveille, mais dès le lundi matin celle-ci retrouve son masque de sévérité. J’en viens à regretter le retour des copines, qui va de pair avec celui des cours, leçons et devoirs.

Mon père a une bonne excuse pour ne pas venir, il doit toutes les semaines faire la tournée des teilleurs de lin en Normandie. Il est leur intermédiaire avec les filateurs. L’hiver, ce n’est pas drôle. Afin de gagner du temps il part dès le samedi soir à Dompierre, à mi-route, ce qui lui permet d’entretenir tranquillement et laborieusement sa propriété. Maman reste seule à Lille. C’est pourquoi elle vient volontiers nous voir.
Volontiers, c’est vite dit, car il lui en coûte. Nous le savons et nous n’en apprécions que davantage ses visites. La première raison, déjà évoquée, est qu’à la suite d’une double phlébite contractée pendant la guerre, ses jambes la font beaucoup souffrir. Elle a en conséquence souvent, et même toujours, mal au dos. Elle se fatigue vite et ne peut rien porter.
La deuxième, qui découle de la première, c’est que la gare de Lille n’est pas tout près de la maison, pas encore d’autobus pour s’y rendre, donc elle part à pied vers les 9h et demi ou 10 h avec un petit sandwich dans son sac, un tricot, un jeu de cartes, une friandise; les trains en bois sont vraiment inconfortables et mal chauffés, quand ils le sont ; il y a une heure d’attente à Tournai. En Belgique, peut-être même en France, le train s’arrête à toutes les gares, elle n’arrive qu’à 1h 20 à Callenelle. Nous la guettons du bout de l’allée, à 1h 25, on la voit arriver de loin et pour nous, c’est la joie. Pour elle aussi d’ailleurs, elle en oublie sa fatigue. Mais que faire dans une pension sans voiture? On ne peut pas s’asseoir dans le jardin, il n’y a ni banc, ni chaises, alors nous allons au parloir ou dans un petit salon, parfois même au café du village où elle nous offre un chocolat, elle nous donne des nouvelles des garçons, de Papa, de la famille, elle écoute nos bavardages, puis nous jouons aux cartes, elle en connaît des jeux, des patiences, des réussites, enfin nous goûtons. Pour nous le temps passe trop vite. Nous la raccompagnons le plus loin possible, les adieux nous donnent toujours le cafard, elle ne part jamais sans nous faire une petite croix sur le front. Elle sait qu’elle nous a fait plaisir. Son train est à 16h 30 et on sait qu’elle ne sera pas à la maison avant 18h 30 ou 19h. Seule consolation, nous sommes à deux Anne et moi, et mes sœurs ne sont pas loin.


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Nous retrouvons les amies. Le soir, nous choisissons avec bonheur un livre à la bibliothèque. On se donne les bons titres, l’heure passe à toute vitesse, plongées que nous sommes dans La Comtesse de Ségur, la collection des Trilby, les signes de piste, les Jules Verne, Sans Famille, Les sœurs Brontë etc…etc… On entendrait une mouche voler.


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Au quotidien, je trouve le temps long bien que nous soyons chargées de travail. J’apprécie de plus en plus nos vacances à Dompierre, où la campagne est si belle . Quand reverrai-je Béatrice ? Je rêve d’évasion. Je dresse un plan : je vais me sauver, je prendrai le train, c’est facile, je sais où est la gare ; ce qui m’ennuie, c’est que je ne suis pas sûre d’être bien accueillie par les parents. Pourtant ce train me nargue, on l’entend plusieurs fois par jour. C’est décidé, je vais le faire dérailler. A la promenade suivante, je m’empare d’un bâton, on revient presque toujours par l’un des deux passages à niveau. Je traîne un peu et hop, ni vue ni connue, je dépose mon bâton sur un rail, je mets même un caillou en plus, pour être sûre. Le soir ou le lendemain, je guette le bruit effroyable, mais il ne se passe rien. Ma tentative a échoué.


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Mais voilà qu'un jour, mes rêves d’évasion sont réduits à néant par l’arrivée d’un nouveau pensionnaire : un chien!. Un grand chien noir qui n’a pas l’air commode. Il est d'ailleurs enfermé dans une solide cage en fer, au pied du château d’eau. Nous avons l’ordre de ne pas nous en approcher, encore moins de lui donner quoi que ce soit à manger. Je m’en garderai bien. C’est Sœur Clémentine, la plus costaude de toutes, qui s’en occupe et vient régulièrement le dresser. Elle lui met une muselière, c’est plus prudent, le tient par une longue corde, le fait sauter, lui donne des ordres. Nous regardons de loin. J’ai oublié son nom. Le soir elle lâche ce fauve dans le jardin, on le voit courir comme un léopard, il n’aboie pas trop cependant. Je me pose encore la question : que s’est-il passé au pensionnat pour faire cette étrange acquisition ???….



Une autre anecdote, plus ancienne celle-là, illustre bien ma naïveté. Peu après les vacances de Noël, j'ai pu rapporter un paquet de dattes que je déguste une à une, avec parcimonie. A la dernière, il ne me reste dans les mains que le bâton qui sert à les picorer. "Et si je plantais un dattier ? Quand je serai grande, j'irai en cueillir, il n'y a que moi qui saurai où est le dattier." Sitôt dit, sitôt fait, j'échappe à la surveillance d'une récréation et je plante mon bâton dans l'endroit le plus sombre, le plus froid, le plus humide du jardin, en plein nord, derrière l'abri de St Joseph. Quelque temps après je suis fort déçue : mon bâton a disparu!
Je viens, cet été 2009, de parcourir avec Vincent l'allée en question. Cette fois, St Joseph aussi a disparu.